Au temps de l'An Mil, l'Église impose sa conception du mariage monogame Au début du XIe siècle, cédant à une peur panique suscitée par la prolifération de signes et de prophéties annonciateurs de la fin des temps, les paysans d'Europe occidentale abandonnent leurs labours et quittent leurs foyers, pour faire pénitence à l'ombre de la Croix, en implorant la grâce du Tout-Puissant. "La croyance en la fin du monde, croyance qui semblait justifiée par les pestes, les famines, les calamités de tout genre dont l'Europe était désolée, répandait une atonie universelle. Tout était glacé d'effroi à l'attente du jour fatal, toute entreprise avait cessé, tout mouvement était arrêté ; il n'y avait plus ni espoir, ni avenir. On redoublait de ferveur religieuse, on se pressait dans les couvents, on donnait ses biens à l'Eglise et de toutes parts on entendait ce cri lugubre : "La fin du monde approche !"". Voilà ce qu'écrivait naguère Théophile Lavallée, disciple du grand Michelet.
Une référence à l'Apocalypse de saint JeanCette vision de l'An Mil et de ses terreurs a profondément imprégné notre imaginaire. Nous y croyons d'autant plus volontiers qu'elle correspond à l'idée que nous nous faisons habituellement d'un Moyen Age obscurantiste, tout droit sorti d'un tableau de Jérôme Bosch. La lecture de "l'Apocalypse" dite de saint Jean, un texte touffu et ésotérique censé contenir des révélations sur l'avenir du monde, semble nous confirmer dans notre opinion. Nous imaginons aisément l'horreur des gens de la fin du Xe siècle quand ils prenaient connaissance du chapitre XX, 1-8 : "Puis, y est-il écrit, je vis un Ange descendre du ciel, ayant en main la clef de l'Abîme, ainsi qu'une énorme chaîne. Il maîtrisa le Dragon, l'antique Serpent, -c'est le Diable, Satan,- et l'enchaîna pour mille années. Il le jeta dans l'Abîme, tira sur lui les verrous, apposa les scellées, afin qu'il cessât de fourvoyer les nations jusqu'à l'achèvement des mille années. Aprés quoi, il doit être relâché pour un peu de temps (...) Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison, s'en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour la guerre, aussi nombreux que le sable de la mer ". En l'An Mil, mille ans étaient écoulés, le châtiment annoncé devait avoir lieu. Et alors quelle panique, dans la Chrétienté ! Depuis plus d'un demi-siècle, les recherches (notamment celles d'Edmond Pognon) ont pourtant démontré que ces scènes de terreurs collectives à l'approche du millénium n'ont jamais existé. Georges Duby parlait à leur propos de "mirage historique". Leurs comptes rendus en termes mélodramatiques, où se bousculent prédicateurs fous et masses humaines hurlant à la mort, ne sont fondés que sur des supputations gratuites. Supputations des rédacteurs de certains documents, d'abord; supputations des historiens qui ont lu ces documents, ensuite.
La population française s'est multipliée par trois entre l'An Mil et l'An 1300.
Les ornementations des AnnalesVoyons par exemple les Annales de Hirsau -qui se sont révélées être un apocryphe du XVIe siècle. Ces Annales ont été longtemps tenues pour une description réaliste des "événements" arrivés au XIe siècle. "En l'an mille de l'incarnation (...), pouvait-on y lire, apparut dans le ciel une horrible comète. Beaucoup qui la virent crurent que c'était l'annonce du dernier jour". Ce document repose sur la Chronographia de Sigebert de Gembloux composée au XIIe siècle, qui tire lui-même ses renseignements des Annales Leodienses. Or, problème n°1 : ces dernières annales, le plus ancien texte se rapportant aux phénomènes, sont deséspérement muettes sur le passage de la comète. Celle-ci fait donc son apparition deux siècles après les faits, dans les écrits de Sigesbert de Gembloux. D'où Sigebert tire-t-il cette histoire, dont il est le seul à parler? Mystère. Aurait-il confondu (opportunément?) avec la comète, avérée, elle, dans d'autres récits (Raoul Glaber et Adémar de Chabannes), qui fut observée en 1014? L'a-t-il tout bêtement inventée? Ce n'est pas impossible. Problème n°2 : la Chronographia ne dit pas un mot de la prétendue tension sociale qui aurait été consécutive au présage, et qu'on retrouve dans les Annales de Hirsau. D'où ces dernières tirent-elles leur renseignement? Pour rendre compte d'un mouvement de panique survenu au XIe siècle, il faut soit y avoir été, soit avoir devant les yeux une source fiable. L'auteur des Annales n'y était pas et sa source n'en dit rien. Au bilan, les ornementations successives des Annales de Hirsau sautent aux yeux (la comète, puis la foule qui en tire des conclusions pour son avenir) et trahissent l'invention de leurs auteurs.
Déductions abusives et propagandeC'est sur des déductions abusives de ce type que se développa, au fil du temps, le mythe des terreurs de l'An Mil. A chaque période, son motif. Tout d'abord propagé par les réformateurs catholiques, comme les bénédictins de St Maur, puis repris par les humanistes qui s'inventèrent un Moyen Age cousu main et repoussant à souhait, le filon fut exploité par les Lumières et les révolutionnaires de 1791. Au XIXe siècle, les historiens romantiques (Michelet est le plus célèbre d'entre eux) et les écrivains populaires (comme Eugène Sue) s'en emparèrent et le firent fructifier. Son apothéose eut lieu entre 1879 et 1914, à l'ère de l'anticléricalisme d'Etat. La propagande des "hussards noirs" de la République imposait la démonstration, preuves à l'appui, que l'Eglise avait abruti les masses dans le but de leur ravir leurs biens. Les Terreurs de l'An Mil tombaient à pic. Tous ces gens avaient oublié que l'Histoire n'est pas une couverture qu'on tire à soi. Il faut, si l'on veut conserver quelques chances de rester objectifs, s'en tenir aux sources et mesurer leur fiabilité. Comme le remarque Jacques Berlioz dans un article du mensuel L'Histoire, il est une certitude : "aucun document contemporain -acte officiel ou chronique- ne fait état de vague d'épouvante à l'orée du II millénaire". On peut difficilement être plus clair. De tous les écrits que nous possédons du XIe siècle, pas un seul n'évoque les prétendues terreurs. A partir de quoi ce sont faites ces inventions? Réponse : comme souvent, de textes compris de travers et d'erreurs de perspective.
Le symbolisme des chiffresIl y eut bien sûr, au Xe siècle, des personnes qui se sentirent concernées par l'approche de l'An Mil et qui en conçurent quelques inquiétudes. Mais elles restèrent une infime minorité, confinée dans de petits cercles de clercs et de moines érudits. La noblesse et le peuple, illettrés, (de nombreuses chartes de cette époque sont demeurées sans date) restaient insensibles aux chiffres et plus encore au symbolisme des chiffres, "science" hermétique par excellence, dont ils ignoraient la teneur et dont ils ne comprenaient pas l'intérêt. La spéculation intellectuelle, sur des sujets aussi pointus, restait au Xe siècle, l'apanage de l'élite -et encore : d'une fraction seulement de celle-ci. Ensuite, il faut se souvenir qu'en ce temps-là, il n'existait pas encore de calendrier uniforme qui réunisse l'ensemble de la Chrétienté. Dans le royaume franc, l'année commençait à Pâques, tandis que l'Angleterre et l'Italie la faisaient débuter à Noël. Il fallait être drôlement savant pour s'y retrouver. Encore tous les savants n'étaient-ils pas, loin de là, saisis par le délire eschatologique. Ceux qui le furent, selon le mot de Jacques Heers, "n'engageaient qu'eux-mêmes". Ils allaient à l'encontre des prescriptions de St Augustin et du Concile d'Ephèse (431), qui avertissaient les glossateurs qu'il fallait entretenir une conception allégorique du millénaire. Pourquoi cette petite minorité se lança-t-elle dans le décryptage des textes sacrés? L'Eglise a toujours accepté "plusieurs demeures dans la maison du Père". Il se trouve que c'était un peu le métier de ces moines et que les dates collaient... Il ne fallut pas les pousser beaucoup. Les moines s'interrogeaient simplement sur les destinées de la Chrétienté et tentaient, chacun de leur côté, de mettre en lumières les rythmes cachés de l'Histoire. Persuadés que le surnaturel régissait toute chose, ils cherchaient dans les textes sacrés des prédictions qui pouvaient concerner leur époque. L'Apocalypse (qui, faut-il le rappeler, ne signifie pas "catastrophe" ni "fin des temps", mais, en grec, "révélation") leur fournissait des données chiffrées très tentantes. Ils cherchèrent la confirmation de ces prédictions dans des événements avant-coureurs, des présages : problèmes climatiques, troubles dans l'Eglise, séismes, etc. A guetter à tout prix les soubressauts de la nature ou les dérèglements religieux, ces lettrés finirent naturellement par les trouver. Et même si les années qui encadrèrent l'An Mil ne furent pas exceptionellement désastreuses, l'exceptionnel eut été que ces guetteurs de l'Absolu ne trouvassent pas de catastrophe à se mettre sous la dent. Les caprices météorologiques, les crises en tout genre, sont le lot quotidien de l'homme médiéval... Les moines interprétèrent ces soubresauts comme une manifestation de l'invisible annonçant l'imminence de la libération des forces sataniques. Tous n'étaient cependant pas d'accord au sujet de la date de l'Apocalypse. Certains attendaient le cataclysme universel pour 1033. En fait, rien n'était clair, dans leurs esprit. En attendant, ce qu'il faut retenir, c'est aucun d'entre eux ne décrivit les scènes d'épouvantes dont nous nous repaissons depuis 5 siècles, en dépit du bon sens.
Le travail du verre était un art en l'An Mil.
L'An Mil sonne le réveil de l'EuropePour les historiens d'aujourd'hui, les années 1000 sonnent au contraire, le lent mais sûr réveil de l'Europe et le début de nouveaux progrès. Les campagnes s'organisent après les invasions, la réforme clunisienne exporte sur tout le continent ses monastères soustraits à l'ingérence laïque, le "mouvement de la Paix", lancé à Charroux en 989, tempère les ravages des bandes armées, la "renaissance ottonienne" rénove des lettres, les arts et la musique, l'enseignement se développe... Des inquiètudes, il y en eut peut-être, mais quelle époque, quelle société, peuvent se vanter d'un calme à toute épreuve? Des ecclésiastiques un peu échauffés, jouets de leur propres fantasmes ou des obsessions de leur institution, ne sont pas le reflet d'une société. La folie confinée derrière les murs de quelques cloîtres ne peut être assimilée à l'hystèrie d'un peuple. Les paysans d'alors avaient beaucoup plus de bon sens qu'on ne leur en accorde généralement. Leur inculture les préserva (en quelque sorte) des délires symboliques qui atteignirent quelques moines. Pour finir une simple question : à entretenir le mythe des terreurs de l'An Mil, à l'approche de l'An 2000, ne voudrait-on nous cacher quelque chose? Nos propres prophètes de malheur, par exemple ? A l'aube du IIIe millénaire, nous n'en manquons pas! Et sans doute est-il plus facile de se moquer des superstitions de nos ancêtres que de regarder les nôtres en face. Paul-Éric Blanrue |