Naundorff Avec le "masque de fer," l'affaire Naundorff-Louis XVII est habituellement considérée comme l'une des plus grandes énigmes de l'histoire de France. Louis XVII, fils de Louis XVI et Marie-Antoinette, officiellement considéré comme mort en 1795, s'est-il évadé de la prison du Temple pour réapparaître quelques années plus tard sous le nom de Naundorff? Telle est la question. Les partisans de Naundorff sont nombreux. Ils brandissent des arguments qui ont ébranlé bien des hésitants. Il y aurait des centaines de témoins ayant jadis reconnu en Naundorff l'authentique Louis XVII. La famille Naundorff porte aujourd'hui légalement le nom de Bourbon. La tombe de Naundorff, en Hollande, porte l'inscription : "Louis XVII". Tout ceci n'est-il pas "révélateur"? Alain Decaux, André Castelot, de nombreux historiens, de France et d'ailleurs, ont construit leur gloire en explorant les méandres de ce mystère à rebondissements. Dans l'océan de livres parus sur le sujet, ceux des "survivantistes-évasionnistes" constituent la majorité écrasante. En 1996, après 5 ans d'enquêtes, Paul-Éric Blanrue a conlu, au contraire, à l'imposture du dénommé Naundorff (Le mystère du Temple, la vraie mort de Louis XVII, Claire Vigne éditrice, 1996, p. 229-287) et à la réalité de la mort du petit roi à la date mentionnée par l'état civil. Il a repris cette thèse dans la préface des Souvenirs de la duchesse d'Angoulême (Communication et Tradition, 1997) dont il a établi l'édition critique, ainsi que dans une dizaine d'articles (Cf. par ex. Cahiers Zététiques n°1). Ni Decaux, ni Castelot, ni personne, n'y ont répondu. Deux ans plus tard, le 2 juin 1998, sa démontration est définitivement confirmée par une analyse comparative d'ADNmt des restes de Naundorff, des cheveux de Marie-Antoinette, du sang et des cheveux des descendants de la mère de Marie-Antoinette, l'impératrice Marie-Thérèse. On attend évidemment les rétractations (ou les excuses) des plus médiatiques de nos historiens. Ci-joint un dossier de l'affaire, constitué d'un extrait du livre de P-E Blanrue (chapitre intitulé "Le cas de l'horloger de Crossen", sans les notes), suivi d'une courte mise à jour de l'auteur sur les récentes analyses d'ADNmt.
Le cas de l'horloger de CrossenLa deuxième séance du procès Richemont fut l'occasion d'un épisode qui amusa beaucoup les sceptiques. Peu après l'ouverture de l'audience, un certain Morel, dit de Saint-Didier, se leva et, interpellant le président, se dit "porteur d'une déclaration du vrai Dauphin" dont il se présentait comme le mandataire. Il exhiba une missive signée "Charles-Louis", dans laquelle celui-ci, traitant au passage l'accusé "d'imposteur" et d' "intrigant", se déclarait "véritable fils de Louis XVI". "Charles-Louis" disait résider à Crossen, en Silésie et terminait son message en s'adressant au peuple français : "Oui, Français, Louis XVII existe et, comptant sur le vif intérêt que la nation n'a cessé de porter au fils innocent du plus malheureux de ses rois, un jour il proclamera hautement son nom, cette propriété sacrée qu'il reçut en naissant et que nul homme ne saura lui contester sur les pièces authentiques qu'il produira et les preuves convaincantes qu'il est en état de fournir". La lecture de la lettre, autorisée à voix basse, ne fut qu'un incident de prétoire, notée par la Gazette des Tribunaux, mais elle permit à Richemont de mettre un instant les rieurs de son côté: -Lorsqu'un citoyen quelconque réclame son nom, remarqua-t-il avec amusement, il doit au moins le connaître. Le fils de Louis XVI s'appelle Louis-Charles et non Charles-Louis. Sur ce point, il avait absolument raison. L'acte de naissance du futur Dauphin ne souffre aucune controverse. Il y est écrit : "L'an 1785, le 27 mars, Très Haut et Très Puissant Prince, Monseigneur Louis-Charles de France, duc de Normandie, né ce jour". Les signatures du Dauphin portent toutes le prénom Louis-Charles, dans cet ordre et pas dans un autre. Si, au Temple, les gardiens appelèrent parfois leur prisonnier "M. Charles", c'était par facilité et par ignorance. Le 21 janvier 1793, l'enfant fut d'ailleurs proclamé Louis XVII et non Charles X. On le sut plus tard, l'individu qui venait de commettre cet impair- et qui, du coup, avait maladroitement gâché l'effet de son fondé de pouvoir- avait consulté durant l'hiver 1833 l'Almanach de Versailles de 1786, qui, seul, portait de manière erroné cet agencement de prénoms. Pensant avec orgueil être le seul à être au courant de cette particularité, il avait cru intelligent de l'adopter pour démontrer sa connaissance supérieure des choses. C'était au contraire la bourde qui trahissait la fatuité pompeuse du parfait imbécile. Détail notable : toute sa vie, il s'entêta sur ce point, malgré les avis contraires de quelques amis. L'imbécile s'appelait (ou se faisait appeler, en guise de pseudonyme) Karl-Wilhelm Naundorff. La bévue commise à cette audience n'était ni la première ni la dernière qu'il commit au cours de sa longue et chaotique carrière. Il fut en effet coutumier de ce genre de balourdises. Il les accumula avec une désinvolture qui frisa l'inconscience. Peut-être même doit-on considérer qu'elles furent un ingrédient de son succès, dans la mesure où leur fréquence obligea partisans et détracteurs à se livrer à des joutes interminables qui répandirent dans le public l'idée que le débat en valait la chandelle. Ce qu'il y a de curieux chez cet hurluberlu, contrairement aux trois prétendants que nous venons d'examiner, c'est que lui et lui seul n'a cessé de conserver de solides partisans, convaincus de son identité avec Louis XVII. On trouve aujourd'hui des bulletins spéciaux, des livres entiers dévoués à la défense de sa cause - de sa cause et de celle de sa famille, dois-je ajouter, car ces milieux ne font pas les choses à moitié et militent habituellement pour la restauration de son descendant (il est d'ailleurs le seul à avoir eu une descendance). Des historiens "grand public", comme Alain Decaux ou André Castelot, qui ont longtemps laissé penser que la thèse était défendable, ne sont pas pour rien dans la popularité qu'il s'est acquise au fil des ans. Et si aujourd'hui ceux-ci semblent, en partie tout au moins, revenus sur leurs erreurs passées, il n'est pas sûr que tous leurs lecteurs les aient suivi, faute d'information. Pourtant, à regarder les choses de près et avec le même oeil averti que lorsque nous avons observé Hervagault et compagnie, nous n'avons positivement aucune raison d'identifier notre homme avec Louis XVII. Nous avons même toutes les raisons du monde de penser qu'il fut un imposteur aussi flagrant que les autres et, en un certain sens, plus flagrant que les autres, comme le démontre la simple anecdote que je viens de rapporter. Dans sa communication à la cour d'assises, Naundorff s'offrait de produire un jour des "pièces authentiques" et des "preuves convaincantes". Ses partisans ont promis, pendant longtemps, de publier des documents inédits qui stupéfieraient les incrédules. Aux différents procès, les avocats de sa famille ont fait mine de fouiller les fonds d'archives, en jurant qu'ils y trouveraient de quoi ruiner une fois pour toutes la thèse adverse. Mais on n'a jamais rien vu venir, que du vent, des apocryphes, des témoignages de quatrième catégorie et des raisonnements boiteux. Il faut se le dire : toute la vie de Naundorff, tous les écrits qu'il a laissés, toutes les pièces d'archives qui ont été retrouvées sur son compte, proclament sa mégalomanie galopante et son imposture. Naundorff ne fut rien d'autre qu'un pauvre malade atteint d'innombrables délires, qui rencontra à point nommé, pour partager ses fantasmes, un public de dupes et d'ambitieux. Compte tenu du retentissement historique et de la relative originalité de ses prétentions, l'étude de sa biographie et de l'argumentaire naundorffiste nécessitent un développement un peu plus long que celui qui se rapporte aux imposteurs antérieurs. C'est la seule raison pour laquelle j'en fais un chapitre à part.
La destinée pitoyable d'un mégalomaneEn France, l'énergumène fit pour la première fois parler de lui par un communiqué qui passa dans le Constitutionnel du 28 août 1831. Le journal reproduisait un article paru dans le Leipziger Zeitung douze jours plus tôt : "Le fils de Louis XVI, Louis-Charles de France (il n'avait pas encore lu l'Almanach de 1786), duc de Normandie et, par la mort de son frère, dauphin de France, réside à Crossen, près de Francfort-sur-l'Oder : il écrit sa vie et ses souffrances qu'il va faire imprimer sous un nom supposé, vu les circonstances présentes. On peut s'adresser à son mandataire spécial, commissaire de la justice à Crossen." Beaucoup de lecteurs furent émus par cette annonce et écrivirent aussitôt à ce mystérieux prince qui n'osait encore se dévoiler. M. Albouys, un ancien juge au tribunal de Cahors qui avait démissionné en 1830 en réaction à l'usurpation louis-philippiste, était de ceux-là. C'était un légitimiste pur et dur, fervent partisan de la branche aînée; c'était aussi un doux rêveur qui vivait dans l'espérance de la survie du "Dauphin". La réponse de Crossen ne se fit pas attendre. D'étroites relations entre le prétendant et Albouys furent rapidement nouées. Un jour, Albouys pria son prince de venir fouler le sol français. Ce dernier lui demanda quelques subsides pour faire le voyage. Le cadurcien, qui n'était pas bien riche, se fendit de la somme de 150 francs. Il eut alors la surprise d'apprendre qu'il était nommé "chargé d'affaires" du "Dauphin". En mars 1832, Pezold, le premier homme de confiance de "l'exilé", venait de succomber: Albouys prit cette promotion express pour la chance de sa vie et l'agréa incontinent. Dans le même temps, l'homme de Crossen lui avait fait parvenir un testament politique par lequel il reconnaissait les droits de Louis-Philippe jusqu'à l'avènement du jeune duc de Bordeaux, le fils du duc de Berry que le roi des Français avait pour mission d'asseoir sur le trône à sa majorité. Albouys était aux anges. Et confiant dans les preuves que n'allait pas manquer de lui apporter son roi. Celui-ci s'était mis en chemin depuis le mois de juillet 1832. Lentement, mais sûrement. Le 18 octobre, il envoyait deux lettres à son nouveau chargé d'affaires. L'une bizarrement signée "Naundor" (sans "ff"), l'autre "Louis-Charles"(il n'avait toujours pas lu l'Almanach). Il écrivait qu'il était à Genève depuis deux mois et qu'il avait un besoin urgent d'une modique avance de 1000 francs... Il rembourserait son créancier à Pâques, assurait-il, n'oubliant pas de préciser que les "preuves" étaient à "disposition" à son hôtel. Mille francs, ce n'était pas rien. Avant de céder, Albouys, qui n'avait pas les moyens de se rendre en Suisse, eut la présence d'esprit de demander à son ami genevois M. d'Aulnois de faire une petite enquête sur place. La réponse de celui-ci fut sans ambiguïté : "Tout cela est une duperie incroyable". Albouys, découragé, faillit tout laisser en plan. "Faillit", car son esprit critique, un instant éveillé par les mises en garde de son correspondant, succomba sous les assauts d'une demoiselle Roth, séduite elle aussi par le prince de Crossen. Mais il évita toutefois d'envoyer la somme souhaitée, suivant les conseils avisés du grand Chateaubriand qui l'avait engagé par lettre à garder son argent et à se "défier des fripons". Le 28 mai 1833, le "roi" entrait enfin dans Paris. Il se faisait désormais appeler "Baumann" (c'était le troisième pseudonyme en un an) et demeurait dans un hôtel de la rue Saint-Honoré. Dans une nouvelle lettre à Albouys, il réclamait maintenant rien moins que 1800 francs : les cours augmentaient. Le 6 juin, Albouys, excédé, décida de couper les ponts avec son correspondant. Il lui adressa une vigoureuse diatribe, dans laquelle il se déclarait fâché d'être pris pour une vache à lait et un benêt; désabusé par "l'éternel refrain de demander de l'argent" et par "les preuves" qui n'arrivaient jamais, il encourageait cyniquement son ancien maître, si celui-ci se trouvait vraiment dans l'embarras qu'il disait, à aller trouver gîte et couvert dans les locaux de la préfecture de police... Ce n'était pas tendre, mais c'était bien vu. Avait-il enfin compris à qui il avait affaire? Pas tout à fait. Bientôt le bon Albouys fut pris de remords. Et après tout, s'il s'était trompé? Prendre le risque de laisser Louis XVII à l'abandon, n'était-ce pas commettre un crime semblable à celui perpétré naguère par les révolutionnaires? La passion du merveilleux, quand elle vous tient, c'est quelque chose... Il envoya sa belle-soeur Caroline aux nouvelles. Elle tomba sous le charme et en juillet, elle finit par héberger Naundorff dans la pension de la rue de Buci que tenait son mari, frère du magistrat. Albouys décida donc de se rendre à Paris pour le 1er août. Dans le journal qu'il tint dès cette époque, il rapporte la première rencontre avec Naundorff en des termes qui ne laissent aucune équivoque sur le degré de fascination qu'il éprouve pour le personnage. Dans un élan du coeur, il n'hésite pas à écrire que celui-ci "présente des traits de tous les membres de la famille royale" (ce qui est déjà fort), et, ajoute -t-il sans rire, "chose remarquable, il ressemble beaucoup aussi à Napoléon"! Par quel hasard de l'histoire, il ne le dit pas. "Les preuves morales étaient plus fortes que les preuves matérielles", écrira-t-il, subjugué, la raison anéantie par l'émotion. L'incohérence du propos est révélatrice. Naundorff (comme ses prédécesseurs) n'a pas besoin d'agir ni de parler. Ses interlocuteurs font le travail à sa place. Ils viennent pour être convaincus et ils repartent avec ce qu'ils voulaient : la certitude que leur rêve est devenue une réalité. Néanmoins, malgré la providentielle correspondance des traits de Naundorff avec les représentants des deux dernières dynasties, des petits riens continuent de tracasser l'inconstant Albouys. C'est, ne l'oublions pas, un ancien magistrat qui éprouve, malgré ses sentiments profonds, le besoin de se reposer sur du concret et de ne pas se contenter de premières impressions. Les "preuves morales" s'émoussent avec le temps et, on a beau dire, c'est l'argument le plus faible qui soit. Caroline se rend donc à Crossen pour y chercher les "preuves" décisives annoncées par Naundorff. Là-bas, dans le tiroir secret d'un petit meuble il y aurait paraît-il de quoi faire trembler la France! Ce que Caroline voit à Crossen -ou plutôt ce qu'elle n'y voit pas- a de quoi la décevoir. Elle écrit : "les lettres que j'allais chercher de Louis XVIII ne se sont pas trouvées et je suis sûre qu'elles n'y sont pas, car j'ai fait mettre en mille morceaux le secrétaire en question. M. Pezold (le frère de l'autre) n'en avait jamais entendu parler". Puis : "Je lui ai mis sous les yeux (à Naundorff) ses paroles d'honneur avec les preuves que tout était faux. Pour toute réponse, il m'a tout nié, ou bien il m'a dit que, s'il m'avait fait de fausses confidences, il fallait qu'il en agît ainsi". Les" motifs", toujours les "motifs"... Pas plus de preuves que de beurre dans les nuages : cela signifiait donc que Naundorff était un vilain menteur, qui avait abusé de la confiance de ses hôtes et associés! Les Albouys, dégoûtés, allaient quitter le navire. Un peu plus tard, Morel de Saint-Didier devenait le nouveau chargé d'affaires. Naundorff, lui, devait quitter la pension de la rue de Buci. Mais après tout, ce revers n'était pas si grave pour ses affaires. Un de perdu, dix de retrouvés : telle est la devise de la dynastie Naundorff. Tout au long de son histoire, de nouvelles générations de pommes remplaceront régulièrement les vieux trognons revenus de leurs chimères.et sucés jusqu'à plus soif. Depuis son arrivée en France, le "prince" s'était constitué une petite cour qui pourvoyait à tous ses besoins. L'ensemble était hétéroclite : d'anciens serviteurs de la famille royale y côtoyaient des escrocs notoires. Pour s'attirer les grâces des roturiers, il distribuait à tour de bras titres et décorations. Les uns et les autres avaient leur utilité, suivant les circonstances et selon leur capacités. Les Albouys n'étaient plus nécessaires, Naundorff disposait d'un nouveau vivier. Quelques-uns de ses amis lui furent plus d'une fois de bon conseil. Comme il n'était catholique que de fraîche date, certains esprits avisés lui rappelèrent que "Paris valait bien une messe". Naundorff fit donc sa première communion, sous la conduite de l'abbé Appert, curé de Saint-Arnoult. Un nom illustre, le vicomte Sosthène de la Rochefoucauld, suggéra une rencontre avec la duchesse d'Angoulême, qui vivait en exil à Prague. Dans ses mémoires, il s'en repentira... (Il ne connaissait d'ailleurs rien à l'histoire et croyait que Simon et sa femme avait assisté à l'agonie de Louis XVII!) Morel de Saint-Didier fut désigné à cet effet comme ambassadeur. Sa mère avait joué un rôle non négligeable aux côtés de Charette, il avait de l'entrejent, une bonne réputation : c'était l'homme idoine pour ce genre de démarche. La duchesse accepta de le recevoir, sans savoir au juste de quoi il retournait. La première entrevue eut lieu le 10 janvier 1834. Morel raconte dans ses souvenir de quel talent il dut user pour tenter de convaincre le princesse d'accorder un entretien à son "frère" toujours en vie, qui résidait à Paris. Laconique, glaciale, celle-ci lui rétorqua qu'elle ne "croyait pas du tout" à son histoire. Morel lui confia une lettre de Naundorff qui ne la convainquit pas davantage. Morel rentra tout penaud le 3 février. Arrivé à Paris, il en appris une belle : le 28 janvier, son "prince" avait été victime d'une tentative d'assassinat! Revenant d'un dîner en ville, ce dernier disait avoir été assailli par trois hommes et lardé de coups de poignards. Heureusement, racontait-il, un de ces coups avait été amorti par la médaille de la Sainte Vierge qu'il portait sur lui : il s'en était tiré par un vrai miracle, en somme. Les inconnus avaient malheureusement pris la fuite et n'avaient pas été retrouvés. Les sceptiques -aux avis desquels je me range- faisant remarquer que personne n'avait assisté au "drame" et que les blessures n'étaient que très superficielles aux dires du médecin qui pansa le "blessé", n'ont pas hésité à mettre en cause la réalité de l'attentat. Tout fait penser qu'il ne s'agissait que d'un très légère automutilation, accomplie, peut-être, dans le secret espoir d'apitoyer la duchesse d'Angoulême. Naundorff fut informé de la rebuffade qu'avait essuyé Morel. Ayant retrouvé sa fraîcheur en un rien de temps, il décida de s'adresser directement à sa supposée soeur. Il prit la plume le 13 février pour lui raconter son évasion, avec des détails de son cru, censés crédibiliser le récit. Comme il ne reçut aucune réponse (ce fut le cas de tous les prétendants), une seconde visite de Morel fut arrangée. Celui-ci se fit accompagner par Mme de Rambaud, une ancienne femme de chambre du Dauphin qui affirmait avoir reconnu celui-ci en la personne de Naundorff. La duchesse d'Angoulême opposa à cette dernière une fin de non-recevoir, mais daigna accueillir Morel une nouvelle fois. Elle était dans les mêmes dispositions qu'à la première entrevue et lui répondit "qu'elle savait très bien que son frère était mort et qu'elle en avait toutes les preuves". C'en était fini : Naundorff n'aurait plus l'occasion de jouer la comédie dans une vraie Cour. Il devrait se contenter de la sienne, factice et bouffonne. Avait-il d'ailleurs réellement espéré une rencontre avec sa "soeur" ou les voyages de Morel n'étaient-ils que des palinodies destinées à faire croire qu'il existait des tractations secrètes entre lui et Prague? A moins qu'il n'ait, dès cette époque, commencé à croire, à ses propres mensonges? Tout est possible. Il en fallait plus pour arrêter notre homme. Loin de se replier sur ses partisans, pour qu'ils le consolent des avanies qu'il avait dû affronter avec courage, le margoulin eut l'idée de faire connaître son fabuleux destin à la multitude. Les légitimistes ne le reconnaissaient pas, mais peut-être l'opinion publique serait-elle plus accueillante. Comme il parlait fort mal le français, "on" composa donc ses "Mémoires", à partir de ses notes. (Je les analyserai plus loin). Ces "Mémoires" lui permirent de recruter de nouveaux adeptes, dans tous les milieux. Ses conditions de vie s'améliorèrent peu à peu. On le couvrit d'or et de bijoux, qu'il envoyait en partie à sa famille restée en Prusse. Quand il prenait conscience de la richesse qui s'accumulait autour de sa personne, il ne pouvait s'empêcher de lâcher des : "C'est joli et ça vaut cher!", qui résumait finalement toute sa philosophie politique. Enhardi, Naundorff lança des adresses dans toutes les directions, Chambres et partis. Mais comme d'habitude, il se cognait le nez dans un mur de mépris (justifié). Il choisit alors de se faire vindicatif. Le 13 février 1835, il écrivit à la duchesse d'Angoulême pour l'avertir qu'il était "prêt à attaquer en faux l'acte de (son) prétendu décès et décidé à réclamer devant les tribunaux le nom" qui lui appartenait. Il fit aussitôt une demande officielle en rectification d'état civil devant le tribunal. Avant que l'affaire n'éclate, il eut à régler un incident interne à son mouvement. En novembre, Auguste Thomas, le directeur de sa feuille de chou, improprement intitulée La Justice, noyé sous des problèmes financiers inextricables, le poursuivit pour escroquerie... Naundorff, qui savait que Thomas n'était pas un saint, lui non plus, riposta en l'attaquant à son tour. Acquitté, il retira sa plainte et le tour était joué. Le Journal des Débats du 24 février 1836 releva tout de même, à cette occasion, la piètre prestation de celui qui se prétendait héritier au trône de France. Naundorff s'exprimait toujours aussi mal dans sa "langue maternelle", ce qui était difficilement compréhensible s'il avait vraiment vécu les dix premières années de sa vie sur le sol français. Quand on l'interrogeait sur l'achat suspect d'un cabriolet, la réponse donnait à peu près ceci (relevé phonétiquement par le journal) :"Nix, Nix, ce être faux. Le capriolet, il avre avoir été ageté par monsir Thomas...". Ce qui n'est pas précisément du français de Cour... Mais Naundorff n'avait cure des vulgaires détails linguistiques. Ce qui comptait à ses yeux, c'était la reconnaissance publique et, à terme, il y pensait, la conquête du pouvoir. Première étape du processus : la rectification d'état civil demandée en mars 1835. Il avait obtenu la désignation d'office d'un avoué, mais les choses piétinaient. Pour les faire avancer plus vite, il versa au dossier trois "preuves" destinées à convaincre les autorités du bien-fondé de sa requête. Il s'agissait des trois lettres de Laurent adressées au général Frotté, publiées dès le mois d'octobre 1835 par Bourbon-Leblanc, que les naundorffistes présentaient comme des découvertes proprement miraculeuses qui accréditaient sans équivoque la version que donnait leur "prince" de son évasion.
La prison du Temple Il faut nous pencher un instant sur ces documents. Dans la première de ces missives, datée du "7 novembre 1794", Laurent, qui fut rappelons-le gardien de Louis XVII de juillet 1794 à la fin mars 1795, décrit avec sérénité le déroulement de la première phase d'un plan d'évasion. Il est optimiste : le vrai "Dauphin" a pris place dans les "oubliettes" du Temple, d'où personne ne peut le voir. Il s'avoue juste "embarrassé pour (lui) faire passer de quoi vivre". Barras est dans le coup. Bonne nouvelle : "les nouveaux municipaux ne se doutent point que le petit muet a pris la place de l'Enfant-Roi", tellement il joue bien son rôle. Seul problème : faire définitivement sortir le prince "de cette maudite Tour". La deuxième lettre, en date du "5 février 1795", nous montre un Laurent plus anxieux. La surveillance est telle qu'il est "hors de (sa) puissance" de faire descendre "la victime". Barras a une conduite suspecte : "il prétend faire sortir (le) muet et mettre un enfant malade à sa place!". Serait-ce un "piège"? La troisième lettre, enfin, du "3 mars 1795", est triomphante : "Notre muet est heureusement transmis dans le palais du Temple, et bien caché. Il restera là; et en cas de danger on le prendra pour le Dauphin". L'évasion est succès, Frotté s'en voit remercié. Ces trois lettres pourraient faire pencher la balance... si elles étaient vraies. Le seul hic, c'est qu'elles sont toutes l'oeuvre d'un faussaire, faussaire pas bien costaud d'ailleurs puisqu'il a laissé traîner derrière lui, nous allons le voir, les traces accablantes de sa forgerie. La critique externe, à elle seule, suffirait à jeter le discrédit sur ces documents : car tenez-vous bien, nous ne sommes en présence que de copies! L'original n'a jamais pu être fourni, chose non seulement regrettable, mais rédhibitoire. Pour accorder de l'importance au contenu de ces lettres, il faudrait d'abord pouvoir s'assurer de l'identité de celui qui les a écrites, observer dans quelles conditions ces actes ont été effectués, chercher quelles garanties nous avons que l'auteur opéra correctement, etc. Or de tout cela, nous ne savons rigoureusement rien. Nous n'avons à nous mettre sous la dent que la parole d'un naundorffiste au passé trouble, Bourbon-Leblanc, alias Bourbon-Busset (que d'alias dans ces histoires!), jadis radié de l'ordre des avocats de la cour de Paris et trafiquant réputé de fausses décorations, ainsi que celle de Naundorff en personne, à qui "on" aurait remis les pièces en 1833... Autant de solutions de continuité qui suffisent à rejeter ces lettres dans les poubelles de l'histoire. Des "pièces" pareilles, chacun peut s'en constituer à la pelle : il suffit d'être l'heureux possesseur d'un stylo et d'une feuille de papier. L'analyse interne abonde en ce sens. D'abord la datation : le faussaire, dans son ignorance crasse, a oublié que la Révolution avait aboli le calendrier grégorien traditionnel pour lui substituer celui de Fabre d'Eglantine. A l'époque révolutionnaire, il n'y a plus de "7 novembre 1794"; on écrit "17 brumaire an III". (Si j'ai moi-même employé assez souvent le calendrier grégorien dans ce livre, c'est évidemment pour en faciliter la lecture). Ensuite, la signature. Guère de "Laurent" correctement orthographié, dans ces lettres, mais un étrange "Laurenz", qui n'apparaît pas une seul fois sous la plume du véritable gardien, dans les lettres authentiques que nous possédons de lui. Edmond Dupland, bien inspiré, remarque que "chez nos voisins d'outre-Rhin, Laurent se dit Lorenz" et que dans L'Aldine Magazine, dans lequel Naundorff narra ses acrobatiques aventures, nous retrouvons à de nombreuses reprises la même orthographe défectueuse. De là à retrouver l'identité du fripon qui s'est amusé à fabriquer ces faux... Et enfin, cet "Enfant-Roi", formule jamais employée par personne au temps de la Révolution et qui trahit sa source d'une manière si éclatante!... C'est l'historien Jean Eckard qui l'utilisera le premier, dans ses Mémoires historiques sur Louis XVII, parues chez H. Nicolle... en 1817! Pour d'autres motifs encore, qu'il me paraît inutile de développer ici (les conduites des trois protagonistes, en particulier), la conclusion s'impose d'elle-même, tant sur la valeur qu'il convient d'accorder à ces lettres, sur l'identité de leur auteur, que sur les objectifs poursuivis par les truqueurs. Notons tout de même que ces médiocres faux furent les seuls documents présentés par l'avocat des Naundorff au procès de 1874, Jules Favre. Lequel Favre osait y plaider que les soupçons qu'inspiraient ces pièces ne lui semblaient "pas avoir de gravité"! La Cour les avait évidemment rejeté... Faut-il ajouter que ces lettres sont toujours brandies par les partisans les plus acharnés de Naundorff? En 1835, le "prince" se croyait donc si fort (mais se savait intimement si faible) qu'il ne recula devant aucun procédé frauduleux pour parvenir à ses fins. En juin 1836, dans la foulée, il fit délivrer une assignation à la duchesse d'Angoulême en restitution de l'héritage paternel. Il espérait tout bonnement toucher les 300 millions de francs (plus les intérêts) qui lui auraient été confisqués par sa "famille". Cette fois, mal lui en prit. Bien qu'orléaniste, le régime n'en toléra pas davantage. Naundorff fut expulsé, direction l'Angleterre, sans autre forme de procès. A l'époque, on n'était pas tendre avec les imposteurs. A Camberwell, l'exilé rédigea une nouvelle mouture de ses "Mémoires", sous le titre Abrégé de l'Histoire des Infortunes du Dauphin, fils de Louis XVI. Elles ne valent pas mieux que les autres, nous le verrons. Il tenta encore de nouer contact avec la famille royale : sans résultat. Il adressa une pétition à la Chambre (française) des députés, prononça la déchéance de Louis-Philippe, gesticula dans tous les sens pour qu'on ne l'oublie pas. Il lança enfin en 1839 le journal La Voix d'un proscrit, dirigé par l'avocat Gozzoli. La période anglaise de Naundorff fut aussi celle de son plongeon dans le mysticisme. S'il est une des facettes du personnage qui révèle bien sa nature profonde de déséquilibré, c'est bien celle-ci. Bien que je ne l'ai pas encore évoquée jusqu'à présent, la tendance au délire mystique s'était affichée chez notre homme depuis son entrée sur la scène publique. Au début, Naundorff se fit seulement passer pour "voyant". C'était gentillet et dans le ton de l'époque. En 1833, dans sa pension de la rue de Buci, il fit un jour à Caroline Albouys la sombre prédiction que Louis-Philippe 1er se ferait assassiner le 27 juillet suivant. Mais, noble coeur, il se proposait, dans le même temps, d'empêcher l'attentat d'être perpétré. Il écrivit à qui de droit (?) et, en effet, le jour J,... rien ne se produisit! C'était vraiment prendre les gens pour des imbéciles. Mais ses partisans tombèrent dans le panneau. Pour eux, ce grotesque canular était la preuve indiscutable des facultés médiumniques de leur prétendant (et de ses relations privilégiées avec d'importants personnages, cela va de soi). Vu l'astuce utilisée pour tromper son monde, il semble qu'à ce moment Naundorff ne croyait pas encore lui-même à ses soi-disant pouvoirs. Peut-être commença-t-il à se prendre au sérieux, le 28 septembre 1833, après sa rencontre avec Martin de Gallardon. Martin était alors l'oracle à la mode, une sorte de Nostradamus des salons, à qui on prêtait toutes sortes de visions fabuleuses. Ce modeste paysan de Beauce avait commencé sa carrière avec l'apparition dans son champ, alors qu'il épandait le fumier, de l'archange Raphaël vêtu d'un haut de forme et d'une redingote dorée : c'était peu banal. Malgré ses excentricités, il prit peu à peu de l'envergure et, lorsqu'il rendit visite à Naundorff, chez les Albouys, il était écouté religieusement par tout une frange de la population, qui soupirait d'aise à chacune de ses prophéties. L'entrevue fut sans doute un des tournants de la carrière du "prince". La discussion entre les deux hommes dura une heure. On aurait aimé assister à ce choc de visionnaires! Lorsqu'il sortit du domicile de son hôte, le mystique beauceron affirma sans détour qu'il venait de converser avec le "Dauphin". La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Naundorff était désormais reconnu par le Ciel... Cet épisode lui donna des idées. Et pourquoi, lui, n'en aurait pas, des conversations avec les anges ? Il se prit au jeu, de bonne (il est loin d'être exclu qu'il commença être la victime de ses propres manipulations).ou de mauvaise foi. Hallucination ou tromperie délibérée, la première "rencontre mystique" eut lieu à peine trois mois plus tard. Sept autres suivirent, dévotement transcrites par le dévoué abbé Appert. Martin décéda en 1834, laissant la voie libre à son protégé. L'isolement contraint de Naundorff sur le territoire anglais n'arrangea pas son cas. Cette fois, il établit un contact direct avec le Christ. C'était évidemment le chemin le plus court pour être informé convenablement des choses de l'au-delà. Le 2 janvier 1837, Naundorff écrivait à l'abbé Laprade, un de ses fervents admirateurs : "J'ai vu le Seigneur et son ange, j'ai vu notre Sauveur Jésus-Christ deux fois et, malgré l'incrédulité générale, je dis la vérité. Heureux ceux qui croiront." Jésus lui enjoignit de propager une prière insipide ainsi qu'une "croix de grâce", un hochet mystico-dingo qui devait assurer la paix du monde. Le Pape Grégoire XVI était chargé de répandre ces nouvelles dévotions; s'il s'y refusait, des désastres étaient censés d'abattre un peu partout, en commençant par le Vatican. Comme le Souverain Pontife ne leur accorda pas l'intérêt souhaité, Naundorff le somma de faire amende honorable et de convoquer un concile, d'où il pensait que la vérité, la sienne, finirait par jaillir. Il exhorta quelques évêques à lâcher Rome pour suivre sa Croisade. Les abbés Appert et Laprade appelèrent les ecclésiastiques à se rallier à leur cause. La récolte fut loin d'être celle qu'on espérait. En octobre 1838, Naundorff franchit définitivement le Rubicon de l'extravagance et, sur les conseils de "l'ange du Seigneur" qui l'assistait, disait-il, en toutes occasions, il jeta les fondements de sa propre Église ! Un mois plus tard, Naundorff était encore une fois victime d'un "attentat". Il l'avait prévu, affirmait-il. Mais toujours pas de témoins. En 1839, il publiait la "Doctrine céleste ou l'Evangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans toute sa pureté primitive, tel qu'il l'a prêché lui-même pendant sa carrière terrestre; révélé de nouveau par trois anges du Seigneur et confirmé par Jésus-Christ lui-même, par la réprobation de la Papauté romaine; avec toutes les preuves de son imposture contre la doctrine de notre Sauveur". (Ouf! ) Naundorff était devenu gourou, "protecteur" autoproclamé de sa secte baptisée "Église catholique évangélique". Dans une annexe de sa Doctrine céleste, il se permettait même de réformer le choeur des anges. Le 8 novembre 1843, Grégoire XVI n'y tint plus et condamna "ce fils de perdition qui usurpe le titre de duc de Normandie". Cette sentence, qui lui aliénait les rangs catholiques, était catastrophique pour Naundorff. Il l'avait bien cherché. L'apostat ne se démonta pas et mit à l'étude une Histoire de la création, formule améliorée de celle de Bible. Mais la plupart de ses fidèles finirent par se lasser de ses facéties. Au début de 1841, sous la signature de Gozzoli, rédacteur-gérant de La Voix d'un proscrit, Laprade (qui avait été affublé du titre de "président du conseil de l'Eglise catholique évangélique") et cinq autres compères, publièrent un désaveu cinglant de leur adhésion à la cause naundorffiste. (Nous savons par l'abbé Laprade que Morel de Saint-Didier lui-même, sans signer le document, en partageait l'esprit.) Ils y rapportent comment, ayant enquêté sur le passé du bonhomme, ils ont été contraint de conclure à la supercherie. Ils mettent en cause la réalité des apparitions, la moralité personnelle de leur ancien "roi", soulignent les contradictions de la doctrine - bref, ils sapent l'édifice qui les a portés pendant tant d'années. Le 22 juin 1841, de Paris, l'abbé Laprade écrivait une lettre sévère, à la mesure de sa tristesse et de ses remords : "Pauvre sire de Normandie qu'as-tu fait de ta baguette, que sont devenus tes talismans imaginaires?(...) quand je songe à mes dispositions d'autrefois et à mes sentiments d'aujourd'hui, je suis si honteux et humilié de mon passé que je voudrais être trois fois taupe pour ne plus le voir et trois mille fois lièvre pour ne plus le rappeler. Quoi! des hommes généreux et intelligents avaient pu planter un drapeau près de l'hôtel de Camberwell? Ils avaient pu faire à cet homme l'honneur de le regarder comme pouvant être de quelque poids dans la balance des destinées humaines...ma foi, ma foi; convenons-en, nous étions en démence. Aussi, dès que j'ai eu aperçu le bout des oreilles de notre Guillot je l'ai fui à toutes jambes et je cours encore.." La rupture était consommée.(Quelque-uns de ces lâcheurs, dans leur vieux jours, reviendront au naundorffisme : tel Gozzoli, pétri de prophétisme, qui fit bâtir une tour près de la mer, d'où il attendait le retour en bateau du Grand Monarque!) Ne restaient, dans le cercle dirigeant du mouvement, que l'avocat Modeste Gruau, pseudo-"comte de la Barre", et l'abbé Appert, condamné par Rome. C'était peu. Naundorff eut beau fulminer contre les traîtres, il était démasqué. Presque tous ces admirateurs quittèrent le navire. Le plus grave, c'est que les dons n'arrivaient plus. L'état des finances s'avéra catastrophique. Les créanciers, comme toujours en pareil cas, vinrent frapper à la porte de leur débiteur en exigeant les remboursements que celui-ci était bien incapable de rembourser. Sur ce, son laboratoire (Naundorff bricolait) fut détruit par les flammes... Naundorff eut donc des démêlés avec la justice anglaise, qui l'envoya passer neuf mois à la prison d'Horsemonger Lane, pour des affaires de dettes non réglées (on lui réclamait plus de 5000 livres). A sa sortie, en janvier 1845, il dut trouver de quoi subvenir aux besoins de sa famille devenue nombreuse (il avait huit enfants...). Il quitta l'Angleterre en quatrième vitesse. De petites inventions pyrotechniques lui permirent d'être introduit en Hollande. Déjouant la vigilance du secrétaire du consul, il réussit à obtenir un passeport au nom de "M. de Bourbon". Mais il n'eut pas l'occasion de recommencer une nouvelle vie. A Delft, le 10 août 1845, vers trois heures de l'après-midi, il rendit son dernier souffle. Les médecins diagnostiquèrent le typhus ectéroïde. Sur le registre d'état civil, l'officier de la commune, sur l'avis des" témoins" présents (Charles-Edouard, l'aîné des fils Naundorff et Gruau "de la Barre") nota que "Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, Louis dix-sept, ayant été connu sous le nom de Charles-Guillaume Naundorff, né au château de Versailles, en France, le vingt-sept mars dix-sept cent quatre-vingt cinq " venait de décéder. La pierre tombale fut gravée dans des termes analogues : on peut toujours l'admirer dans le cimetière de Delft. Je dirai plus loin ce qu'il faut penser de cette supposée reconnaissance d'identité par la Hollande. L'avocat de Naundorff, van Buren, demanda qu'à l'autopsie, qui fut réalisée le lendemain de la mort, soient scrupuleusement relevées les marques corporelles du défunt. Les praticiens remarquèrent, dans le milieu de la partie intérieure du bras gauche, trois cicatrices d'inoculation du vaccin antivariolique, formant un triangle à la base tournée vers le bas. Aucune marque de ce vaccin ne fut relevée au bras droit. Or nous savons de source sûre que, sur ordre du roi, le vrai duc de Normandie fut inoculé le jeudi 15 mai 1788, à 9 heures et demi du soir, par le Dr Jauberthou, "aux deux bras" et "suivant la méthode des piqûres". Les mêmes bulletins nous apprennent que l'enfant souffrit pendant plusieurs jours de l'éruption de boutons varioliques "sur l'un et l'autre bras". Ces faits certains, authentiques, archivés, prouvent d'une façon définitive que nous n'avons pas affaire à la même personne le 15 mai 1788 et le 12 août 1845. La première, le vrai duc de Normandie, a été vaccinée aux deux bras, suivant la méthode des piqûres (on employait une lancette); la seconde, Naundorff, selon la méthode de l'incision (trois incisions droites qui se coupaient à leur intersection), au seul bras gauche. La messe est dite. Ce fait ébranle à lui seul cet Himalaya de stupidités que constitue le naundorffisme. Pour contester cette preuve posthume d'imposture, Cazenave de la Roche (rien à voir avec Xavier) eut le formidable culot d'insinuer que l'absence de traces au bras droit de Naundorff s'expliquait par la température exceptionnelle du mois d'août 1845, évaluée par lui à 31°. Cette tentative désespérée de colmater les brèches n'était bien sûr qu'un faux-fuyant destiné à sauver la face d'une thèse moribonde. Cazenave n'expliquait pas, et pour cause, comment le bras gauche avait échappé à l'emprise de la chaleur. Il n'avait d'ailleurs en aucune manière cherché à vérifier ses dires, sinon il se serait aperçu que du 10 au 12 août 1845, la température n'a jamais excédé les 14°! Notons enfin que les médecins qui ont fait l'autopsie de Naundorff ne se sont aucunement plaints d'une éventuelle dégradation de la peau. Il est décourageant de lire et d'avoir à répondre à de si piteux arguments. Mais ce n'est pas fini. Les évasions de Charles-Guillaume Pour rire un peu et nous convaincre, si c'est encore utile, que nous avons affaire à un grossier imposteur, plongeons-nous quelques instants dans les récits d'évasion narrés par Naundorff. J'écris "les récits" car, comme nous avons déjà pu le remarquer dans un autre cas, l'inconstance et les revirements d'opinion, sont d'un usage courant chez les faux Louis XVII et Naundorff n'échappe pas à la règle. Notre homme publiera ainsi deux récits différents. Comme s'il était incapable de mesure et de vraisemblance, chacun d'eux - et, j'insiste, le deuxième autant que le premier- transpire la facture du charlatan. Il est révélateur que les naundorffistes n'ont plus aujourd'hui le courage de rééditer intégralement les "Mémoires" de leur héros : ils savent pertinemment que ce serait la ruine de leur boutique. Le premier texte a été publié en 1834. La vie à Versailles et aux Tuileries, les premiers moments au Temple, sont rapidement évoqués. Naundorff, qui veut aller à l'essentiel, s'étend surtout sur la période de l'après-Simon, de janvier 1794 à "l'évasion" et brode à gogo sur les tribulations du "Dauphin" en liberté. Après une phase de rébellion, marquée par une grève de la faim et un constant mutisme, l'enfant est laissé aux soins de la "bonne et vertueuse" gardienne, qui, pour être de rigueur depuis Regnault-Warin, n'en a pour autant jamais existé, comme que nous l'avons déjà vu. La filiation avec le Cimetière... et ses succédanés s'affiche ainsi d'emblée. "Un jour", un "homme", accompagné "d'un municipal" (admirez la précision), viennent s'entretenir mystérieusement avec la gouvernante : "(Celle-ci) vint à moi et me présenta quelque chose à boire qu'elle venait de verser dans un gobelet d'étain". L'un des visiteurs amène "à lui une grande manne d'osier qui était cachée sous le lit, et à laquelle jusqu'alors je n'avais pas fait attention", poursuit-il. "Il l'ouvre, en retire un enfant qui me parut dormir (...) et on le coucha dans mon lit. Quant à moi, placé dans cette manne, je pris la place de l'enfant que l'on mit à la mienne (...) je perdis connaissance. Je ne pourrais préciser le temps que dura cet évanouissement et ce qui se passa ensuite; seulement, lorsque je repris mes sens, je ne fus pas peu étonné de me retrouver caché dans un bon lit." Si le cheval est resté au rebut, le substitué endormi trahit encore le plagiat de qui vous savez. L'anonymat des comploteurs, le caractère évasif du récit ne permettent bien sûr aucune vérification. Naundorff demande à être cru sur parole, point c'est tout. La méthode est un peu cavalière. Maurice Garçon souligne qu ' "il fallait, pour croire, accepter de faire un acte de foi", ce que seuls de militants, et non des historiens, peuvent se permettre. La suite est de la même veine. L'enfant atterrit en Allemagne - ne demandez pas où. Là, "une Allemande" lui enseigne sa langue (voilà pourquoi il a oublié le français). Une nuit, on l'enlève -ne demandez pas qui. Il se retrouve enfermé dans un cachot. De là, il subit un nouvel enlèvement, qui le conduit dans une salle voûtée -on ne sait toujours pas où. Un beau jour, il s'évade (c'est sa spécialité) grâce à la complicité d'un inconnu. Il est soigné par une certaine Marie, dont il s'éprend. Mais il doit fuir : "Nous parcourûmes d'immenses plaines, nous traversâmes des forêts, nous passâmes des ponts et nous ne séjournâmes nulle part". Avec ça, essayez toujours de refaire son itinéraire! Il arrive (c'était fatal) en Amérique. Son Allemande l'y attend, avec son mari horloger, qui l'embauche. Le couple décède. Le "Dauphin" se fiance à Marie. Leur maison saute! Une caverne, un navire, la France, une prison, un interrogatoire musclé, où "trois hommes dont la figure était recouverte d'un masque noir" tentent de le défigurer à l'aide de "petits instruments à mille pointes", un protecteur qui réapparaît à chaque épisode pour le sauver des pires ennuis, le caveau d'un château, re-intervention du providentiel ami inconnu, des cachots, des cachots, des ombres, des évasions, des personnes gentilles, des gens méchants... Toujours la même précision! Enfin, un jour, notre "prince" croise un homme qui lui remet un passeport au nom de Naundorff. La vie est bien faite, parfois. Il s'installe comme horloger à Berlin. Mais, nouveau drame, il montre les papiers qui attestent de sa royale origine au directeur de la police, Lecoq (enfin quelqu'un qui a vraiment existé), qui les fait aussitôt disparaître. Plus tard, il est injustement condamné pour faux-monnayage (et nous verrons l'importance de cet aveu). Pour l'instant remarquons simplement l'indigence de cette première narration, qu'aucun élément extérieur ne vient justifier et qui regorge d'absurdités et de maladresses dignes d'un mauvais feuilletoniste en mal de copies. Naundorff eut certainement conscience de ces insuffisances. Le moyen le plus direct qu'il trouva pour y remédier fut, deux ans plus tard, de désavouer le livre. Non pas en exprimant ses regrets de l'avoir publié sous cette forme, mais en niant purement et simplement l'avoir écrit! Le culot monstre de l'homme n'avait aucune limite. Naturellement, sa méconnaissance de la langue française l'avait empêché de rédiger lui-même l'ouvrage. Mais il est hors de doute que l'ensemble du travail se fit sous son entière direction. Les principales anecdotes de ses "souvenirs de jeunesse" se retrouvent dans le Récit de Crossen, rédigé par lui en allemand vers 1831-1832 (et publié beaucoup plus tard par ses partisans) ainsi que dans la lettre qu'il adressa à la duchesse d'Angoulême le 13 février 1834. Et puis comment croire une seule seconde qu'il lui fallut deux ans pour s'apercevoir que ses "Mémoires" circulaient sans qu'il leur eut donné son aval, avec en prime une lettre-préface signée de lui? Tout ceci ne tient pas debout : Naundorff savait. Et s'il savait, c'est qu'il en était à l'origine. Mais peu importe après tout. Le récit de 1836, qui bénéficie, lui, de la pleine et entière approbation de son auteur, suffit amplement à le discréditer. Il ne faut surtout pas croire qu'on y trouve la modération, la clarté, les preuves qui font tant défaut à la première version. Ne croyons pas que Naundorff se préoccupe du genre historique. Ce qu'il veut, c'est édifier par le sensationnel, en brouillant les cartes et en crétinisant ses lecteurs. Seulement, de 1834 à 1836 il a beaucoup lu sur le Temple (Harmand de la Meuse, par exemple), côtoyé du monde et des anciens de la Cour qui lui ont communiqué des renseignements qu'il serait dommage de laisser inemployés. Il va en parsemer son impossible narration, témoignant ainsi d'une mémoire évolutive sur laquelle ses fidèles se sont bien gardés de s'interroger. Passons tout de suite à l'emprisonnement au Temple. Comble de la gaffe, l'increvable gouvernante est toujours là! L'évasion se fait en plusieurs temps. D'abord, colossale finesse, "on résolut"(on!) de le cacher au quatrième étage de la tour, histoire de faire croire qu'il était déjà sorti... "Un jour (quand?), mes protecteurs (qui?) me firent avaler une dose d'opium que je pris pour une médecine et bientôt je me trouvai moitié éveillé, moitié endormi. Dans cet état (bien commode), je vis un enfant qu'on me substitua dans mon lit, et moi je fus couché au fond de la corbeille dans laquelle cet enfant avait été caché sous mon lit ( relisez cette phrase : quel admirable style!)". Mais l'enfant n'était qu'un "mannequin dont le masque représentait très naturellement ma figure". On avait des artistes, en ce temps-là! Le garde de service s'y laissa prendre, on monta la corbeille au quatrième et voilà! Les autorités s'aperçurent bien de la supercherie, mais elles préférèrent ne pas l'ébruiter. Sans doute pour embêter ce pauvre Naundorff, qui quarante ans plus tard, ne pouvait toujours pas en apporter la preuve. On remplaça le mannequin par l'incontournable muet, qui fut lui-même remplacé par la suite par un enfant rachitique! Un certain "J.P" enlève le muet, croyant avoir affaire au vrai prince. Maintenant voilà les comploteurs qui se bousculent dans les couloirs! Joséphine, qui a fourni le muet à Barras, se rend compte de l'erreur. Sur ce, le rachitique décède prématurément, un peu aidé quand même. Après l'autopsie, on le propulse au quatrième. L'autre, le vrai, a été redescendu clandestinement et, après avoir reçu sa traditionnelle dose d'opium, prend place dans le cercueil préparé pour son double. (Si vous vous demandiez où Romain avait pu trouver ses abracadabrantes idées, ne cherchez plus : c'est dans Naundorff!)
Le cortège funèbre de Louis XVII Sur le trajet du cimetière, il passe dans une caisse aménagée "au fond de la voiture" (voiture qui n'a jamais existé puisque le cercueil de Louis XVII fut porté à bras). Le cercueil est rempli de papiers pour qu'on ne s'aperçoive de rien. Des "amis" accompagnent l'évadé dans Paris, le confient à "d'autres amis"... L'Allemande se mue en Suissesse. Voici tout à coup Charette, avec "deux amis". Revoilà le mystérieux protecteur qui veille au grain. Cachots, caveaux, prisons, l'Amérique, libération, bateaux... : je m'arrête là, par peur de lasser. Jamais une preuve, jamais la moindre possibilité de vérifier quoi que ce soit. Des allégations, des inconnus, des "amis", rien qui ne renseigne le chercheur désireux d'aller au fond des choses. Charles-Guillaume osera écrire au comte Auguste de la Rochejaquelin : "Seul je peux faire connaître d'une manière incontestable l'évasion du Temple, seul je puis fournir des preuves incontestables d'identité". On vient de voir ce qu'il en était. Le fatras pesant et puéril de Naundorff ne prouve qu'une seule et unique chose : qu'il était un menteur sans vergogne. Accorder le moindre crédit aux déclarations de cet homme, cela porte un nom : inconscience.
Les "preuves"Mais si, il y en a, des preuves! Naundorff a dit n'importe quoi pour satisfaire un public de courtisans qui le pressait de raconter sa vie, mais il y a des faits qui ne trompent pas! (Je vous assure que la thèse existe, pour l'avoir entendue de mes propres oreilles.) Ah bon? Alors examinons-les une à une, s'il vous plaît, ces "preuves". La ( soi-disant) plus scientifique d'entre elles fut la fameuse "expertise Castelot". C'est aussi celle qui fit le plus de bruit. En 1943, André Castelot soumit au Dr Locard, directeur du laboratoire de Police Technique de Lyon, une boucle des cheveux du "Dauphin", propriété de l'abbé Ruiz, jointe à une mèche de Naundorff, qui lui avait été remise par le baron de Genièbre. Le but était de chercher si les cheveux correspondaient ou non. La confrontation, pratiquée d'après des microphotographies, donna des résultats époustouflants : les deux échantillons comportaient la même excentration du canal médullaire, un caractère jugé très rare par l'expert lyonnais. L'identité d'origine des deux mèches de cheveux semblait irrécusable : comment croire que cette excentration, si exceptionnelle, était due à la seule intervention du hasard? Quelle aubaine pour les naundorffistes! Ils ne retinrent plus leur joie : ils la tenaient cette fois, la preuve tant réclamée- et elle était établie par des moyens scientifiques modernes! Castelot en profita pour écrire son premier livre d'histoire : dans la première édition, il agrémentait ses arguments scientifiques d'une étude cosmo-biologique, astrologique, radiesthésique et nostradamique! La jubilation dura quelques années. En septembre 1950, le cercueil de Naundorff fut ouvert à Delft, sous la conduite du Dr Hulst, médecin expert près les tribunaux hollandais. Castelot, pour s'assurer des conclusions de la première analyse, pria ce dernier d'envoyer à Locard une mèche provenant directement du squelette. Il fit bien. On procéda à une seconde expertise. Le 4 mai 1951, la sentence de la trichoscopie tombait, terrible pour le camp survivantiste. Locard écrivait dans son rapport : "Ces cheveux, d'origine indiscutée, ne présentent pas l'excentrement caractéristique. Ainsi donc les cheveux de Naundorff (...) ne sont pas identiques à ceux de Louis XVII". Le Dr Locard, qui avait entre-temps reçu, par le biais du marquis de Tinguy, d'autres cheveux provenant de Louis XVII qu'il avait également analysés, ajoutait qu'il semblait établi "que le Dauphin présentait une "anomalie capillaire caractéristique" non retrouvée chez Naundorff. Les cheveux n'appartenaient pas à la même personne. La "preuve scientifique", qui, c'est le cas de le dire, n'avait tenu qu'à un cheveu, tombait à l'eau. Le spécialiste lyonnais confiera plus tard à Castelot que les deux premières mèches étaient si semblables, qu'il était fort possible que toutes deux aient été prises sur le crâne de Louis XVII. Les résultats furent bien sûr décriés par ceux-là mêmes qui avaient porté Locard aux nues quelques temps plus tôt : l'excentration du canal médullaire pourrait exister sur certains cheveux et pas sur d'autres, la méthode n'était pas fiable, etc. Castelot, qui en 1943, avait affirmé que Louis XVII et Naundorff ne faisaient qu'un, tourna sa veste et proclama que "juridiquement et historiquement, Naundorff n'était pas Louis XVII." Apparemment, il n'était pas trop gêné d'être le démystificateur de sa propre mystification. Tout le monde peut se tromper, remarquez. L'historien continue d'ailleurs à croire que le prince "n'est pas mort au Temple". Dans le genre scientifique, d'autres expériences on été tentées depuis. Le magazine Historama s'est un temps associé au Cercle d'études historiques sur la question Louis XVII, présidé par l'honnête survivantiste Jacques Hamann, pour essayer de faire de nouvelles expertises. Il fut question de procéder à des "analyses de l'A.D.N" et de recourir à la "spectroscopie atomique" que l'on aurait appliqué à des matériaux aussi divers que le coeur de Louis XVII (conservé par Pelletan, il reposerait à la Basilique Saint-Denis-mais j'en doute) ou la mèche de cheveux prélevée sur le prince par le commissaire Damont en juin 1795. Pour le moment, faute des autorisations nécessaires, le projet est en stand by. Pour le bicentenaire de la mort de Louis XVII, le hollandais Petrie devait faire expertiser les cheveux de Naundorff et les comparer à ceux des soeurs de Marie-Antoinette. Le principe est comparable aux analyses qui ont démontré la mystification de la pseudo-Anastasia. Le rapport se fait attendre. A l'heure où j'écris, rien n'a filtré. Si l'origine des cheveux est garantie, les naundorffistes actuels ont du soucis à se faire. Passons aux autres "preuves", en attendant sereinement le verdict de la science. Pour n'en passer aucune sous silence, je vais suivre l'argumentaire que délivre "Xavier de Roche" dans sa gigantesque compilation de près de 1000 pages et dans son résumé paru pour le "bicentenaire" (on se demande bien le bicentenaire de quoi, s'il croit à l'évasion...). L'auteur, par parenthèses, est un sacré lascar. En jouant sur l'homonymie du patronyme principal, il s'est fait passer pour le "comte de Tallart et de Vercors, 11ème duc d'Hostun et pair de France" de la famille lorraine de Roche du Teilloy: il s'appelle en réalité François Roche, né en 1923 à Vizille (Isère), de Louis Roche et de Marie-Josephine Nizida Vallier. La famille de Roche du Teilloy s'est éteinte en 1975, à la mort de Charles Joseph Xavier, son dernier représentant. Quant au duché-pairie d'Hostun, créé en mars 1715 pour Joseph de la Baume, il s'éteignit le 6 septembre 1755, à la mort sans postérité du second titulaire, Charles-Louis : notre Roche ne peut donc en avoir hérité. L'homme qui se fait passer pour généalogiste semble, par contre, avoir hérité de tous les culots de son héros. Avocat à Grenoble, il a d'ailleurs été "invité" à démissionner du barreau : on aimerait en connaître les raisons. On le retrouve quelque temps plus tard "Ambassadeur extraordinaire" de Sa Majesté l'Empereur Bokassa! Il est considéré comme douteux, y compris dans les rangs naundorffistes, puisqu'il se dit partisan d'un mariage de Naundorff avec Maria de Vasconcellos, descendante des anciens rois de Léon et des Asturies -mariage qu'il n'a évidemment jamais été capable de prouver mais qui rétrograderait l'actuel prétendant au rang de cadet. Voyez d'ici le scandale! François Roche n'en a pas moins écrit le maître-livre du naundorffisme contemporain,la référence commune de tous les survivantistes.
L'acte de décès de DelftPour Roche, l'acte de décès de Naundorff établi à Delft en août 1845 est la "preuve légale" que le prétendant était bien Louis XVII. L'individu inscrit sur cet acte est en effet censé être le "Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, Louis dix-sept, ayant été connu sous le nom de Charles-Guillaume Naundorff, né au château de Versailles, etc.". "Sur le plan juridique et administratif, les décisions de la justice néerlandaise constituent une preuve absolue", écrit Roche. Passons sur la bévue du "Charles-Louis". J'ai démontré la validité de l'acte de décès du 12 juin 1795, je n'y reviens pas. L'existence d'un second acte, s'il avait la même valeur que ce dernier, poserait évidemment problème : la même personne ne mourir deux fois. Toute la question est donc de savoir quel crédit apporter à la seconde pièce. Or ce crédit est nul. Le bâtonnier Malzieu, dans sa plaidoirie de 1954, éclaire notre lanterne. L'acte, dit-il, n'a aucune "force probante" pour l'impérieuse raison qu'il a été rédigé par l'officier d'état civil de Delft, sur la seule déclaration de Charles-Edouard Naundorff, le fils aîné de Karl, et de Gruau, le comte fantaisiste, qui n'avaient ni l'un ni l'autre qualité à reconnaître le "fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette". Aucun d'entre eux, en effet, n' a vu l'enfant portant le nom de Louis-Charles de France, ni avant, ni pendant la Révolution, jusqu'au jour au moins où tout le monde s'accorde à le reconnaître vivant. Le personnage qu'ils ont connu et dont ils viennent de constater la mort n'était qu'un homme qui portait le pseudonyme de Naundorff et qui prétendait être Louis XVII. Mais cette identité royale, les deux déclarants sont bien incapables d'en attester l'authenticité. Ils peuvent seulement dire : "cet individu se disait Louis XVII". Van Lier, consul de Hollande à Paris, interrogé par Pierre Veuillot, en convint : "Ces pièces ne sont pas apocryphes; mais que démontrent-elles? Si l'on avait produit à ma naissance deux témoins venant affirmer par devant le bourgmestre que j'étais le fils d'un roi, il est infiniment probable que cette déclaration eût été mentionnée sans l'ombre d'une difficulté". Nous sommes, rappelez-vous, dans la Hollande du XIXème siècle et pas dans la France du XXème : il est dangereux de raisonner par analogie. Malzieu ajoute que l'acte de Delft est frappé de plein droit de "nullité d'ordre publique", car il "constate la mort d'un individu dont le décès a déjà été constaté par l'état civil" le 12 juin 1795. La mort étant un événement unique (jusqu'à preuve du contraire), c'est bien sûr la première attestation de celle-ci qui est valide. C'est la raison de l'acharnement survivantiste autour de l'acte de décès de 1795. La Cour d'Appel de Paris, dans son arrêté du 7 juillet 1954, s'est rangée aux arguments du bâtonnier Malzieu, en considérant que "le juge ne peut, dans les questions d'état, modifier les actes existants que si des preuves indéniables, démontrant d'une manière certaine qu'ils sont erronés, sont apportés." Ces preuves indéniables n'existent pas. Conclusion : "on ne saurait considérer comme une preuve de l'identité de Naundorff avec Louis XVII le fait que son acte de décès, dressé le 12 août 1845 à Delft (Hollande), l'indique comme ayant été Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, Louis XVII". Roche ne s'embarrasse pas de genre d'attendus. Il s'empresse d'ajouter son argument d'autorité : "cet acte (celui de Delft) fut rédigé sur les instructions du Roi Guillaume II des Pays-Bas à qui l'Officier de l'état civil, un peu embarrassé par les termes de la déclaration de décès, en avait référé". Si c'était vrai, cela ne prouverait rien, tout. D'abord pour les solides raisons que je viens d'exposer : tout roi qu'il était, Guillaume II n'avait pas le pouvoir de faire ressusciter les morts. Ensuite parce que les relations entre la France et la Hollande n'étaient pas au beau fixe depuis l'annexion d'Anvers par les Belges, en 1832, annexion qu'avaient soutenu les Français : on ne pourrait s'empêcher de penser à une sorte de représailles contre la France. Mais l'affirmation de Roche, qui n'est sous-tendue que par les déclarations de deux naundorffistes, a toutes les chances d'être erronée, ne serait-ce que parce que l'acte, rédigé sans contestation possible le 12 août, à 6 heures du soir, indique que "les déclarants après lecture ont signé avec" l'échevin : je me demande bien quand ce dernier aurait trouvé le temps d'alerter le roi? L'aurait-il appelé au téléphone? Quant à l'inscription sur la pierre tombale, qui reprend les termes de l'acte de décès, comme l'écrivait le polémiste Henri Rochefort, "c'était une affaire entre les parents du mort et leur marbrier" (le tombeau de Naundorff avait été acheté par l'avocat Van Buren). Ce ne peut donc être une preuve de l'identité du mort.
le nom "de Bourbon"Roche, qui n'éprouve d'habitude qu'un souverain mépris pour les décisions des tribunaux, ne tarit plus d'éloge à leur endroit quand il s'agit d'appuyer les prétentions de Naundorff. Il rapporte ainsi avec jubilation les jugements des tribunaux de Bois-le-duc (12 mars 1888) et de Maëstricht (20 mai 1891), qui accordent à la famille de Naundorff l'usage du nom "de Bourbon". En France, un jugement du Tribunal de la Seine, en date du 26 novembre 1913, a entériné ces décisions, ce qui fait, qu'effectivement, la postérité de Naundorff porte légalement, aujourd'hui en France, le nom "de Bourbon". Cette dernière décision n'est évidemment pas une preuve, puisque tout acte d'état civil rédigé dans les règles à l'étranger, fait foi sur notre territoire. Et pour ce qui est de l'accord donné par les tribunaux hollandais, il n'est guère plus probant, puisque ceux-ci ne se sont appuyés que sur "l'acte de notoriété" dressé à Bréda sur l'instigation d'Adelbert Naundorff, lequel acte avait été agréé par la Chambre sans "discussion historique au sujet de son père", simplement pour permettre au requérant de "monter en grade dans les rangs de l'armée néerlandaise". En termes élégants, ces manoeuvres s'appellent des subterfuges. Le passeport de Naundorff à son départ pour la Hollande fut obtenu dans des conditions tout aussi douteuses. A telle enseigne que le consul qui le lui avait octroyé crut bon d'avertir la police hollandaise, laquelle le lui confisqua dès son arrivée. J'en profite pour rappeler, si besoin est, que les tribunaux français ont rejeté à trois reprises (1851, 1874 et 1954) les demandes de rectification de l'acte de décès de Louis XVII faites par les descendants de Naundorff. Cela prouve assez que, dans l'esprit des juges, le nom de famille "de Bourbon",qu'il portent légalement, n'est aucunement le révélateur d'une origine royale.
Louis XVII
L'anthropométrie !Il faut être à bout de ressources pour servir ce type d'argument. Roche s'acharne sur les signes morphologiques du "Dauphin", qu'il n'aurait, nous dit-il, aucun mal à retrouver sur Naundorff : les yeux bleus, la blondeur des cheveux, l'écartement entre les yeux "rigoureusement égal à la longueur d'un oeil", la tête "un peu piriforme", la lèvre supérieure gonflée, l'anomalie du lobe inférieur de l'oreille droite, les "dents de lapin", le front fuyant, une excroissance au sein droit, une lâche de naissance (naevus maternus) "à la partie intérieure du milieu de la cuisse gauche"- sans parler des cicatrices! Tout, absolument tout, vous dis-je, concorde. Sur ce, Roche nous sort une savante formule de sa composition :
1 ----------------------------------------------- 10 000 x 1000 x 1000 x 100 x 100 x 10 x 10 x 10 , "soit une proportion de un sur cent millions de milliards", écrit-il, qui vise à démontrer que la probabilité "qu'il existe, dans les conditions requises par le temps et de lieu, un autre individu de sexe masculin, blond aux yeux bleus, et offrant les mêmes stigmates innés et inimitables que Louis XVII est (...) pratiquement nulle". Donc, c'est anthropométrique et mathématique : Louis XVII et Naundorff sont une et même personne! Il serait fastidieux de nous plonger dans ce havre de bêtise prétentieuse pour en rectifier en détail chacune des contrevérités. La formule mathématique est bien sûr parfaitement creuse et n'a pour autre ambition que d'impressionner le néophyte. Les proportions ne sont tirées que du cerveau fumeux de leur inventeur : Roche. Prenons l'exemple du "naevus maternus" dont se gargarisent volontiers les naundorffistes. C'est un peu leur nez de Cyrano à eux, une marque aussi caractéristique que celle dont était affligé le héros de Rostand. Ils en sont émus aux larmes, de leur "naevus"! Suite à un de mes articles sur l'affaire Louis XVII, Madeleine Duvielbourg, secrétaire de l'Institut Louis XVII (car il y a un "Institut" dans cette histoire) me reprocha amèrement de n'avoir pas parlé "de cette tâche de mère, naevus maternus, à la cuisse gauche, qui de nos jours, suffirait à identifier un cadavre"; elle concluait : "tout ceci étant volontaire est passablement écoeurant". Bien! Que Naundorff ait été porteur de cette marque, c'est là un fait que je ne contesterai pas. Il ne se faisait d'ailleurs pas prier pour le montrer. Certains y voyaient un pigeon volant, d'autres un lion couché, son porteur la présentait comme "le signe du Saint-Esprit" : bref, c'était une sorte de test de Rorschach avant la lettre, mais enfin cette tâche existait sans aucun doute. Le malheur, c'est que, ce" signe"... le Dauphin ne l'avait pas! Mme de Tourzel, sa gouvernante, qui a eu l'occasion de le coucher pendant trois ans, l'affirme très nettement. Mme de Rambaud, berceuse du Dauphin et pourtant partisane de Naundorff, ne l'avait jamais vu non plus... Voilà une curieuse marque de naissance qui apparaît au cours de la vie. Notez que l'argument se renverse contre la thèse de Naundorff : s'il porte à sa mort une tâche de naissance que n'avait pas le vrai duc de Normandie, c'est donc qu'il n'est pas le duc de Normandie. On dira : peut-être que ni Mme de Tourzel, ni Mme de Rambaud ne l'ont vu. Elles n'ont pas bien regardé alors, parce qu'une tache de mère de cette nature, c'est quand même quelque chose. Eh bien bien admettons-le, même si c'est très peu probable. Mais alors sur quel témoignage direct se fonder pour affirmer que le Dauphin en était porteur? Il n'y en a pas. Retour à la case départ. Pour le lobe défectueux de l'oreille, c'est la même chose, mais à l'envers. Attestée semble-t-il chez Louis XVII (voir ses portraits lorsqu'il porte les cheveux courts), il n'y a pas la moindre trace de cette anomalie dans le relevé d'autopsie de Naundorff (voulu riche en détail de cette nature, souvenez-vous). Laissons-là ces ressemblances si dissemblantes.
Les "reconnaissances"Nous touchons ici au sublime. Roche, comme tous les ignares, croit que la quantité supplée la qualité. Il offre ainsi à son lecteur 130 pages d'épuisants "témoignages", tous pris pour argent comptant, sans le moindre recul critique, en mélangeant gaillardement les première, deuxième et troisième mains. Le but est encore une fois d'épater le peuple. Quand on n'a pas d'argument sérieux, il n'y a que cela qui marche. Roche, qui a un sens inné (mais involontaire) de l'humour, ne craint pas d'écrire qu'au regard des précédentes preuves, les" témoignages" qu'il présente n'offrent qu'une "confirmation superflue". Confirmation superflue de l'inexistence de preuve, je suis d'accord avec lui. Je ne m'attarderai que sur les quatre "témoins" jugés les plus sérieux. Vous aurez ainsi, amis lecteurs, une petite idée de ce que peuvent être les autres. Mme de Rambaud Mlle Agathe-Rosalie Mottet de Ribécourt, née le 10 décembre 1764, épousa en mars 1785, André-Benoist-Thérèze de Rambaud, ingénieur géographe au Ministère de la Marine, puis commandant du fort de Galam. Celui-ci mourut deux ans plus tard, en lui laissant deux enfants. Mme de Rambaud était entre-temps devenue berceuse du deuxième fils de Louis XVI. De Versailles, elle le suivit aux Tuileries. D'après le Journal de Cléry, elle s'enfuit juste à temps pour ne pas subir les persécutions du 10 août 1792. A la Restauration, son ancienne fonction lui valut une pension de 1000 francs, qui lui fut maintenue par Louis-Philippe. Le 17 août 1833, chez les Albouys, mise en présence de son soi-disant ancien pupille, en la personne de Karl-Wilhelm Naundorff, elle le reconnut assez vite. La rencontre avec Naundorff était organisée par l'avocat Geoffroy sur une suggestion de Mme Marco de Saint-Hilaire. Nous en possédons un compte rendu rédigé par le même Geoffroy. Mme de Rambaud avait alors 68 ans, cela fait 41 ans qu'elle n'avait pas vu le "Dauphin", mais elle persista. Convaincue d'affaire été mise en présence de Louis XVII, elle alla jusqu'à Prague, en 1834, pour tenter d'en persuader la duchesse d'Angoulême, qui refusa de la recevoir. Il semble qu'elle n'ait pas varié dans sa croyance jusqu'à sa mort, survenue en octobre 1853. Son "témoignage" ne peut toutefois troubler celui qui l' a étudié attentivement. A ce titre, la lecture du comte-rendu de Geoffroy est édifiante. Mme de Rambaud, écrit l'avocat, voulait éprouver le prétendant auprès de qui on allait la conduire. A cet effet, elle emporta un petit habit bleu que le prince avait porté "à cinq ou six ans", ainsi qu'un petit portrait de Marie-Antoinette. Aussitôt présentée à Naundorff, la conversation s'engage. Mme de Rambaud parla seule, à vrai dire. Elle confia à son vis-à-vis qu'elle avait été "attachée fort jeune à la Reine et au berceau du Dauphin", ce qui était déjà très imprudent de sa part si elle voulait objectivement savoir à quoi s'en tenir. De fait, Naundorff trouva son nom... Rien ne dit évidemment qu'un de ses fidèles ne l'avait pas préalablement mis au courant du cursus de sa visiteuse. Son interlocutrice lui posa une série de questions sur son enfance. "A tout, ses réponses satisfaisaient complètement, ou bien il avouait le souvenir perdu", note ingénument Geoffroy. En gros, ou il savait (et il était facile de connaître des détails, à cette époque, sur la vie à la Cour de Louis XVI et sur les occupations du Dauphin), ou il ne savait pas (et pour cause) : qu'y a-t-il tirer de cela? Rien. Geoffroy continue : Naundorff "fixe le tableau de la Reine, qu'il reçoit des mains de Mme de Rambaud; des pleurs le gagnent; il veut me remettre le cadre pour atteindre son foulard; il l'avait laissé à l'entresol; je sors vivement, et comme je le lui remettais : "mon ami, dit-il en pressant ma main, il me semble que vous m'avez amené une mère". Qui n'avait jamais vu en ce temps-là un portrait de la reine? La comédie de Naundorff ne prouve que ses talents d'acteurs. La conversation reprit. Mme de Rambaud gardait ses impressions. Elle lui dit : "J'avais conservé un petit vêtement pour me rappeler mon cher Prince, puisqu'on ne voulait pas m'admettre au Temple avec Mme de Tourzel; peut-être vous souviendrez-vous de l'avoir mis, et dans quelle circonstance, aux Tuileries?" On déploya l'habit bleu sous les yeux de Naundorff, qui éleva la voix : "Oh! je le reconnais bien; ce n'était pas aux Tuileries, mais à Versailles, pour une fête...et je ne l'ai plus porté, je crois, depuis la fête, car il me gênait". A ce moment, Mme de Rambaud céda à son émotion. Elle posa un genou à terre, devant l'individu qui venait de lui répondre de la sorte et s'écria :"Il n'y a que mon Prince qui puisse me dire cela". Geoffroy ajoute : "Et elle pressait ses mains, des larmes coulaient de tous les yeux". La reconnaissance effective se produit donc après les précisions apportées par Naundorff relativement au petit habit bleu. Karl-Wilhelm a apparemment réussi à déjouer le piège dans lequel Mme de Rambaud voulait le faire tomber. Ce n'était pas aux Tuileries qu'il porta cet habit, dit-il catégoriquement, mais pour une fête donnée à Versailles. C'est là le noyau de la preuve. Cet habit, nous le connaissons bien, Roche en publie même une photo en page 581 de son pavé. C'est un costume à queue de moineau, brodé en feuillage et destiné à un jeune garçon. C'est ici que l'affaire se corse, car c'est justement cette destination qui, loin de confirmer les impressions de Mme de Rambaud, confond ce pitre de Naundorff et ébranle du même coup le "témoignage" de la berceuse. Car croyez-le bien : ce vêtement bleu ne fut jamais porté par Louis-Charles à Versailles. L'enfant quitta définitivement le château de Versailles à l'âge de quatre ans, en 1789. Or à cet âge, selon une tradition fermement respectée à l'époque, les enfants royaux de sexe masculin ne portaient que des habits...de fille! Grâce au livre iconographique de Laurentie, il a été établi d'une manière indiscutable que l'enfant ne quitta la robe qu'à sept ans, âge auquel il ne réside plus qu' aux Tuileries. C'est donc bien aux Tuileries qu'il porta l'habit bleu, contrairement à l'affirmation de Naundorff. Ce qui est surprenant, c'est que Mme de Rambaud se soit laissée prendre au jeu. Elle devait pourtant être au courant de la coutume. Si nous relisons le texte de Geoffroy, nous nous apercevons justement qu'elle se semble rien en ignorer, puisqu'elle lui déclare d'emblée que c'est à "cinq ou six ans" que le prince porta l'habit, c'est-à-dire à un âge où il habitait les Tuileries. Pourquoi alors ce soudain revirement? Faut-il incriminer une amnésie passagère? Sa conversion subite lui aurait-elle fait perdre tout sens critique? Faut-il au contraire mettre en doute sa bonne foi, comme le fit Albouys, qui ne voyait en elle qu'une ambitieuse sans scrupule? Maître Garçon la croit aveuglée par son "amour fervent pour la famille royale" : je n'en mettrais pas ma main au feu. Dans un serment, daté du 15 décembre 1834, dans lequel Mme de Rambaud jure "devant Dieu et les hommes" avoir retrouvé le "17 août 1833, Monseigneur le Duc de Normandie", le même que celui auquel elle eut "l'honneur d'être attachée" dans sa jeunesse, elle affirme, en guise de preuve, avoir retrouvé sur Naundorff les "mêmes marques" d'inoculation, "en forme d'un triangle", que l'on fit sur Louis-Charles "à l'âge de 2 ans et quatre mois". Passons sur le triangle et l'âge incorrect de l'enfant, cette déclaration (sur l'honneur!) reste un mensonge flagrant dont les médecins ayant pratiqué l'autopsie sur le corps de Naundorff ont fait litière. Comme il est certifié que Naundorff n'avait de marque de vaccin qu'au bras gauche, Mme de Rambaud n'a donc pu en voir au bras droit : elle a donc produit un faux témoignage. Peu importe les motifs qui l'ont inspiré, en fin de compte. Ce qui nous importe de savoir, c'est le degré de fiabilité que l'on peut accorder à son témoignage. Et ce degré est proche du zéro. Les époux Marco de Saint-Hilaire Emile et sa dame : le "type même de la dupe", selon Jean de Lathuy. Lui, ancien huissier ordinaire de la chambre de Louis XVI et servant près de Mme Victoire, soeur du roi. Elle, anciennement attachée auprès de la même Mme Victoire et deuxième femme de chambre de la Maison de l'Impératrice Joséphine. Ils ne se sont malheureusement décidés à reconnaître Naundorff qu'après que Mme de Rambaud les y a poussés. "Personne plus qu'elle" ne pouvait s'assurer de son identité, paraît-il... Le 19 août 1833, Mme de Rambaud entra chez Mme Marco de Saint-Hilaire, en lui annonçant qu'il lui serait "impossible de ne pas le reconnaître"- et de fait, cette dernière le reconnut... Pour preuve : il a les "yeux" et les "manières" de son père (pas de Napoléon, cette fois!); sa "structure physique" est la même que celle du Dauphin (une structure physique inchangée au bout de 41 ans, c'est une prouesse anatomique digne de figurer dans les annales!); il raconte enfin des anecdotes sur la vie à Versailles (qu'il a pu lire n'importe ou apprendre de la langue si bien pendue de Mme de Rambaud, pourquoi pas?). De son propre aveu, Mme de Saint-Hilaire reconnaissait avoir été entretenue "depuis 1795" dans la "croyance religieuse" en l'évasion de Louis XVII. Quoi d'étonnant à ce que, dans ses derniers jours, elle ne finisse par tomber dans les rets d'un imposteur? Le fils du couple Saint-Hilaire, l'historien Emile Marco de Saint-Hilaire, ne dut pas beaucoup croire au témoignage de ses propres parents puisqu'il écrivit dans son Histoire de France, publiée en 1851, que "le fils de Louis XVI est mort dans la prison du Temple le 8 juin 1795". La sentence est sans appel. M. de Joly Etienne-Louis-Hector de Joly, né à Montpellier le 22 avril 1756, fut nommé ministre de la justice de Louis XVI, le 3 juillet 1792. Ayant échappé de peu au Tribunal révolutionnaire, il devint en 1808 avocat consultant au barreau de Paris. Il semble qu'il rencontra Naundorff, au moins une fois, en 1835. Il avait alors 79 ans. D'après un certain Marcoux qui assista, paraît-il, à l'entrevue, l'ancien ministre fut convaincu d'avoir été présenté au "fils de Louis XVI". Mais Marcoux n'écrit cela qu'en 1856 et c'est un naundorffiste notoire que Roche nous demande de croire sur parole. Des témoins abonderaient en son sens : qui cela? L'abbé Appert, Gruau, l'abbé Laprade (avant d'avoir retourné sa veste) et tutti quanti. Peu de choses, en vérité. Les survivantistes produisent bien sûr des lettres de M. de Joly. Enfin des lettres...des copies! Nous ne possédons en fait strictement aucun mot de la main de M. de Joly nous permettant de croire qu'il a véritablement reconnu Naundorff. Un de ses parents, le vicomte de Poli, écrivit un article dans Le Clairon du 11 juillet 1884, dans lequel il rappelait opportunément qu'un "des trucs de Naundorff consistait à affubler de la croyance à son imposture tout royaliste défunt, truc généralement sans risque". Joly mourut en effet en avril 1837 et c'est seulement après son décès qu'a été propagée la nouvelle de son ralliement. M. Brémond Jean-Baptiste-Jérôme Brémond, né en 1760, fut secrétaire particulier de Louis XVI et, en 1792, secrétaire du marquis de Monciel au ministère de l'Intérieur. Pas de doute, lui crut ardemment en Naundorff. Il y crut d'ailleurs tellement qu'avant même de l'avoir vu, il lui donnait déjà du "Sa Majesté le roi "long comme le bras. Pendant la révolution, il avait couru en Suisse. Il s'y fit naturaliser genevois et s'installa à Semsale, où il vécut dans la solitude pendant 40 ans. D'après ses propres dires, il crut en l'évasion dès 1795. Il tenait l'information de M. Steiger, une personne très au courant des choses évidemment, puisqu'il s'agissait de... l'avoyer de Berne! Sa seule raison de vivre, dès ce moment, fut de retrouver Louis XVII. C'était devenu son obsession. Un réfugié politique, M. Strohmayer, qu'il recueillit en 1836, rapporte que "la seule pensée qui anime son isolement est la persuasion inébranlable que le fils de Louis XVI est resté en vie et qu'il reparaîtra un jour dans sa gloire. Cette persuasion est une idée fixe qui l'a poussé à entreprendre des recherches continuelles qui lui ont coûté bien des milliers de francs (...). Chaque rumeur, chaque article de gazette concernant le fils de son roi ravivait son zèle persévérant (...)". Un brave royaliste un peu fou, en somme. Convoqué par le juge d'instruction français Zangiacomi, il doit déposer devant la Commission d'information du Tribunal du district de Vevey, en 1837. Il fournit alors la preuve "évidente" de l'origine royale de Naundorff. Celle-ci réside en ce que ce dernier "connaissait la cachette faite par son père, dans le palais des Tuileries; cachette que lui seul pouvait connaître comme ayant été seul présent lorsque son père l'a fermée.". Désolé, mais cette "preuve" se retourne à nouveau contre Naundorff. Celui-ci, informé par Bourbon-Leblanc, a très stupidement copié ce renseignement chez Mathurin Bruneau. A en croire Brémond, ce serait donc Bruneau le vrai Louis XVII! Brémond crut vraiment à toutes les bêtises de Naundorff et de ses grands prêtres : tant pis pour lui. C'était un doux rêveur, qui fut l'esclave de ses chimères. Il crut à n'importe quel ragot, au "procès-verbal de l'enlèvement du Temple", à la lettre de Georges III au duc d'Angoulême, qui est une pure invention de Regnault-Warin, etc., etc. Son apport est décidément aussi nul que les autres. Rappelons qu'une croyance n'implique jamais la réalité de ce qui est cru. Pierre Veuillot, en verve, a très justement raillés ceux qui font reposer leur croyance en la réapparition de Louis XVII sur de tels racontars : " Je remarque (...) que les personnes qui attachent tant de valeur à ces reconnaissances, haussent bien haut les épaules, quand on leur parle des trente ou quarante témoins, qui, ayant vu le Dauphin, soit à Versailles, soit aux Tuileries, affirmèrent le reconnaître sur son lit de mort, au Temple. Peut-on croire, en effet, qu'il soit aisé de reconnaître dans le cadavre d'un enfant de dix ans, le petit être qu'on avait contemplé, jouant, plein de santé, deux années et demie, trois années, quatre années auparavant? Mais, c'est impossible! Parlez-nous, au contraire, des vieillards, qui, après un demi-siècle, ou peu s'en faut, sont venus regarder d'un oeil affaibli un homme mûr et ont proclamé qu'ils retrouvaient en lui l'enfant qu'ils avaient vu au moins quarante ans plus tôt. Voilà qui est sérieux, et, seul, le témoignage de ces respectables vieillards doit compter!" Mais alors, s'il n'était pas Louis XVII, qui donc était Karl-Wilhelm Naundorff? D'où venait-il? Quand et comment eut-il l'idée de changer d'identité? Georges de Manteyer, le meilleur spécialiste de l'affaire, a mené une enquête durant de longues années. Il a réuni toutes les pièces du puzzle.
Un déserteur nommé Karl-Benjamin Werg ?L'homme qui se faisait appeler Naundorff fut présenté en 1824 devant le Tribunal de Brandebourg, qui l'accusait d'émettre de la fausse monnaie. Il exerçait alors l'honorable profession d'horloger. Dénoncé par ses complices, Sydow et Engel, des perquisitions furent effectuées à son domicile. On y découvrit une boîte servant à couler les fausses pièces et une quantité d'étain que ne justifiait pas sa profession. La présence de 15 faux thalers dans les rouleaux sous scellés qu'il avait consignés au greffe, en vue d'acquérir une maison par adjudication, acheva de convaincre les juges de la culpabilité de leur homme. Bien que Naundorff nia être l'instigateur du trafic, il fut condamné le 13 août 1825 à trois ans de prison, qu'il passa à la maison de correction d'Altstadt. Il interjeta appel mais sa peine fut confirmée. Roche soutient, après d'autres, que la condamnation ne devait rien à l'accusation de faux-monnayage. Il cite à cet effet un fragment de l'arrêt qui invoque les "évidents mensonges" dont s'est rendu coupable Naundorff relativement à sa véritable identité et prétend que c'est ce seul délit qui emporta la conviction des juges. Veut-il faire croire à ses lecteur que des persécutions se sont abattues sur ce pauvre Naundorff, dès qu'il se fut révélé au monde? En tout cas, il témoigne de sa profonde méconnaissance du droit coutumier prussien du XIXème siècle, dont Maître Garçon, dès 1954, a rappelé les subtilités : "Naundorff a été condamné pour émission de fausse monnaie, et il faut ajouter qu'à raison des circonstances, on lui a infligé, à titre de peine extraordinaire, c'est-à-dire en l'individualisant à son cas, un emprisonnement de trois années". Si Naundorff fut bien condamné pour faux-monnayage, il est vrai que le tribunal de Brandebourg a été embarrassé par ses affirmations contradictoires au sujet de ses origines. L'horloger fut interrogé sept fois. Chaque confrontation avec le juge donna lieu à des questions sur ses anciens domiciles. Chaque fois, ces confrontations furent suivies de vérifications effectuées sur commissions rogatoires. Toutes ces enquêtes démontrèrent sans ambiguïté que l'accusé mentait effrontément; elles permirent dans le même temps d'affiner les contours du personnage. Naundorff se disait né à Weimar, le 15 février 1775, d'un père horloger prénommé Gottfried. Après un séjour en Suisse -et avant d'arriver à Brandebourg via Spandau-, il prétendait s'être établi comme horloger à Berlin, en 1810. Il y aurait épousé en premières noces une certaine veuve, sur laquelle il déclarait ne rien savoir de précis, si ce n'est qu'elle était décédée après le siège de Spandau et qu'elle lui avait avoué sur son lit de mort avoir eu un enfant avec son premier mari, "un militaire" nommé Sonnenfeld. Plus tard, au fur et à mesure des explications, ce militaire se transforma en "horloger", et comme rien n'est impossible pour peut qu'on y mette de la bonne volonté, il devint à la fois "horloger et militaire". Naundorff ajoutait que, toujours à la même époque, il avait obtenu un droit de bourgeoisie de la ville de Berlin. Les investigations policières démentirent la plupart de ces détails biographiques. Seuls éléments corroborés : l'existence à Berlin, en 1810, d'une femme se présentant comme son épouse et la présence, toujours à Berlin à cette époque, d'un horloger du nom de Naundorff. La naissance tout d'abord. A Berlin, le dénommé Naundorff avait naguère déclaré être né à Halle en 1783. Maintenant, c'était à Weimar, en 1775 : il avait forcément menti une fois. On chercha trace d'un Naundorff né à Weimar vers cette époque et l'on n'en trouva pas. Disait-il vrai, à Berlin? A Berlin, sa femme, qui s'appelait Christiana Hassert, était bien, elle, native de Halle. Se seraient-ils rencontrés dans cette ville durant leur jeunesse? En 1810, la Hassert se présentait comme son épouse de longue date. Le mariage, ou les relations entre le couple, étaient certainement plus anciennes. Enfin, sans papier à cette époque, Naundorff n'était toléré à Berlin que comme "résident étranger", sans le moindre droit politique. Il n'obtint son droit de bourgeoisie qu'en 1812, à Spandau, grâce à la simple production d'un certificat de bonne vie et moeurs octroyé par le directeur de la police Lecoq (celui que l'on retrouve dans ses" Mémoires") et contre paiement de 6 thalers 18 groschen. Les antécédents de Naundorff n'étaient donc pas très clairs. Malgré les preuves qui s'accumulaient contre lui, il s'entêta de longs mois dans sa version. Pour faire bonne mesure, il ajouta qu'il avait fait partie d'un maquis qui avait lutté contre l'occupation napoléonienne. Il précisa un jour qu'il appartenait à un réseau de malfaiteurs aux ramifications tentaculaires : il se chargeait de le démanteler en échange de sa libération.
Madame Royale Cependant, en mai 1825, il changea de tactique. Le menteur minable qu'il était eut tout à coup l'idée de jouer dans la cour des grands. Fut-il influencé par des lectures venant de France (les Mémoires de Mme Royale ont été traduit en allemand dès 1817)? Pris au piège de ses innombrables contradictions? Voulut-il désarçonner son juge une bonne fois pour toutes? Dissimuler sa compromettante identité que l'on était en passe de dévoiler? Un peu de tout cela, sans doute. En tout cas, il abandonna définitivement son ancien curriculum. Il se présentait maintenant comme un "prince de naissance", né à Paris (sans autre indication). Conduit en Suisse allemande, où il perdit l'usage de sa langue maternelle, il aurait été plusieurs fois enlevé et mystérieusement sauvé au cours de nombreux voyages à l'étranger. Il aurait rencontré un inconnu qui lui donna de faux papiers portant le nom de "Naundorff " et qui l'emmena au-devant du duc de Brunswick. Celui-ci, le reconnaissant, le fit immédiatement officier. Après quelques combats, il aurait été fait prisonniers par les Français. Évadé, il aurait pris la décision d'adopter le nom de "Naundorff" et s'installa comme horloger à Berlin. C'était, comme vous l'aurez compris, la trame des futurs "Mémoires" du prétendant. Il n'y était pas encore question de Louis XVII, certes. Peut-être Naundorff préférait-il, pour des raisons de stratégie, passer pour l'instant cette "identité" sous silence. Ou peut-être n'avait-il pas encore réfléchi à cette possibilité. Le 23 septembre de la même année, il consentit à donner plus de renseignements. Cette fois, nous savons ce qui délia sa langue. Condamné pour insolence à 15 coups de fouets, seule une ascendance princière pouvait lui permettre d'échapper au terrible châtiment. Il convint d'en persuader les autorités pénitentiaires. Il se rappela opportunément de son nom de baptême : "Ludewig Burbong"! Il se souvint d'avoir été élevé en Amérique, puis, arrivé en France, "gardé prisonnier dans une forteresse jusqu'en 1809"! Le reste de sa déposition n'était qu'un plate paraphrase autour des thèmes Brunswick-évasion-horlogerie. L'important, c'était l'apparition du nom de "Burbong-Bourbon", qui, phonétiquement du moins, le rattachait désormais à la famille royale de France et le sauvait de la mesure disciplinaire. Remarquez à nouveau qu'il ne se dit pas "Louis XVII". Il ne franchira le pas que lorsqu'il sortira de sa prison, en 1828 et que le commissaire de justice Pezold se chargera de ses affaires. Mais, dès 1825, et 1825 seulement (il n'existe avant cette date aucune déclaration de Naundorff évoquant une origine royale), le pli est pris. La transformation du faux Naundorff en faux Louis XVII se fera progressivement, se peaufinant au gré des rencontres et des circonstances. Cette "mémoire évolutive" contre-nature, dont j'ai déjà parlé, est la preuve accablante que nous avons affaire à un faquin dénué de scrupule. En 1825, les magistrats de Brandebourg ne cherchèrent pas à en savoir plus long. Pour eux, aucun intérêt : Naundorff est un affabulateur, c'est suffisant. Les faits qu'on lui reprochent sont avérés, c'est l'essentiel. On en resta à cette incertitude jusqu'aux découvertes faites par Georges de Manteyer, en 1911. L'historien s'était plongé dans les pièces d'état civil de la première Mme Naundorff, qui parut embarrasser si étrangement son veuf. Il en ressortit, appuyée par une logique implacable, la meilleure hypothèse qui fut jamais suggérée sur la véritable identité du plus célèbre des faux Louis XVII. Chritiana Hassert, née à Halle le 20 janvier 1774, épousa en 1795 le soldat Jacob Sonnenfeld, de qui elle eut une fille, qui mourut en bas âge. Le militaire l'abandonna. Le couple divorça. La dame vécut quelques temps avec un autre soldat, qui appartenait au régiment de Sonnenfeld : un dénommé Karl-Benjamin Werg -retenez-bien ce nom-, né à Halle, le 3 mai 1777. Elle en eut deux enfants, dont un certain Karl-Christian. Avant 1800, Werg déserta. On n'en entendit jamais plus parler... Christiana se remaria le 18 mars 1800, avec le soldat Müller, de qui elle eut un fils, mort à quatre mois. Elle-même mourut à Spandau en 1818. Or nous savons qu'en 1810, à Berlin, Chritiana était la femme d'un Naundorff et que tous deux semblaient se connaître depuis assez longtemps. De plus, contrairement à ce que celui-ci raconta en 1825, nous sommes certains qu'il ne pouvait être originaire de Weimar, où aucun acte d'état civil n'atteste sa naissance. En revanche, de Naundorff, il en existait bien un, et un seul, dans la ville de Halle : le fils d'un certain Gottfried, prénommé Johann-Wilhelm, né le 15 janvier 1775 et mort le 14 août 1781. C'est ici qu'il faut nous souvenir que notre Naundorff, en arrivant à Berlin, se déclara être né à Halle; qu'il déposa, alors qu'il était inculpé, que son père s'appelait Gottfried; qu'il se fit alors naître le 15 février de l'année 1775 (ce qui est confirmé par les 43 ans qu'il s'octroya, lors de son mariage avec Johanna Einert, en 1818). Conclusion : le Naundorff de 1810 possédait certainement (ou avait possédé) les papiers de l'authentique et défunt Naundorff de 1781. Le fait qu'il se fasse naître un mois plus tard que ce dernier n'est pas un argument dirimant : au contraire! Qui lui remit ces papiers? L'hypothèse d'un inconnu, croisé au détour d'un chemin, est peu vraisemblable. L'obtention dut probablement se faire dans des conditions plus louches. Nous comprendrions alors les hésitations de Naundorff (le faux) à donner davantage de détails sur cette affaire. Nous pouvons aller plus loin.
Tous ces indices conduisent à ceci : Karl-Benjamin Werg et Karl-Wilhelm Naundorff n'étaient qu'une seul et unique personne. C'est d'ailleurs ce que conclut Georges de Manteyer. Tous les faits paraissent s'enchaîner logiquement : l'amant des années 1790, resté en relation avec son ancienne concubine, refait surface après la disparition du second mari, en prenant l'identité d'un enfant mort dans sa ville natale. Il a déserté, ce qui est grave, surtout en temps de guerre, et veut se racheter une nouvelle vie sous un nom d'emprunt que personne ne risque de lui contester. Voilà pourquoi il s'acharnera à semer la confusion sur cette époque : la découverte de son passé lui vaudrait une condamnation autrement plus sinistre que celle qui incombe au faux-monnayeur qu'il est devenu. Pouvons-nous parler de certitude? Non. Comme Naundorff n'a jamais avoué, il serait présomptueux de ma part -et contraire aux règles que je me suis fixées au début de cet ouvrage- d'affirmer que cette solution est la seule qui soit envisageable. Après tout, la dame Hassert pouvait avoir une multitude de chevaliers servants, dont Naundorff n'aurait été que le dernier. Les coïncidences que nous avons relevées ne pourraient être dues qu'au hasard : il y en a beaucoup, énormément même, mais enfin, pourquoi pas? Néanmoins, après avoir soupesé les arguments en faveur et en défaveur, je me range volontiers parmi ceux qui, comme le bâtonnier Malzieu, pensent que l'hypothèse Werg est "infiniment probable". Naundorff fut très certainement un déserteur prussien, du nom de Karl-Benjamin Werg, qui après avoir navigué quelque temps dans le maquis (sur ce point, il a certainement dit vrai), fut désireux de tout recommencer avec la conquête de sa jeunesse. Il "emprunta" l'identité d'un enfant mort en bas âge. On n' y vit que du feu : il changeait de ville et les autorités avaient d'autres soucis en tête. Le subterfuge tint quelques années, tant qu'il ne fit pas de vague. Mais le métier d'horloger ne lui rapportait pas ce qu'il espérait. Il retomba dans l'illégalité en s'esseyant au faux-monnayage. Coincé par la justice, il mentit pour camoufler ces antécédents de déserteur. Il lui prit la folle idée de s'inventer une famille princière. Sorti de prison, il rencontra l'homme qui lui apprit comment en profiter jusqu'au bout. Il devint Louis XVII. C'était à la mode. Un prophète le reconnut! Et puis, ce fut l'escalade, la mascarade des "Mémoires", le délire mystique qui se mêla à la passion du lucre et la déculottée finale... Peut-être mourut-il en se croyant vraiment celui qu'il disait être. Pour nous, une chose est indubitable : pas plus qu'Hervagault, Bruneau ou Richemont; l'horloger de Crossen ne fut l'aîné des Bourbons. C'est tout ce qui nous importe, en fin de compte. Paul-Éric BLANRUE
Quand la science confirme l'histoireLa conférence de presse qui vient de se dérouler le mardi 2 juin dernier à l'Université de Louvain (Belgique) vient de sonner le glas des espérances naundorffistes. Les résultats des analyses présentés au public par le Centrum voor menselijke erfelijkheid de la KULeuven-Louvain (Jean-Jacques Casiman) et du Laboratoire de génétique moléculaire du CHU de Nantes (Olivier Pascal) sont en effet définitifs : l'ADNmt confirme que Naundorff n'était pas Louis XVII. Ces résultats reposent sur l'analyse de l'ADN mitochondrial (ADNmt, de petite taille = c'est ce qui survit le mieux dans les reste anciens). Un procédé semblable a déjà permis d'identifier le tsar Nicolas II, la princesse Anastasia, Kaspar Hauser, ou Joseph Mengele. Les fragments prélevés à l'initiative du Pr. Hans Petrie sur l'humérus droit de Naundorff, placé lors de son exhumation en 1950 au laboratoire de la Police technique de La Haye, sur une mèche de ses cheveux -d'un côté- sur les cheveux de Marie-Antoinette ainsi que sur ceux de ses deux soeurs (les archiduchesses Marie-Josèphe et Jeanne-Gabrielle) -de l'autre côté- ne sont pas identiques. Le résultat est semblable quand la comparaison s'effectue à partir des échantillons d'ADN de deux descendants encore en vie de Marie-Thérèse, la mère de Marie-Antoinette ( la reine Anne de Roumanie et son frère, André de Bourbon-Parme). Ces résultats, donnés par une équipe de l'Université de Louvain, ont été confirmés par le laboratoire de génétique moléculaire de Nantes et offrent toutes les garanties de fiabilité. Conclusion du Pr. Cassiman, de Louvain : "les restes Naundorff ne peuvent pas être identifiés comme ceux de Louis XVII". L'affaire est classée. C'en est fini de Naundorff. Ces résultats sont publiés par The European Journal of Human Genetica, sous le titre : "Mitochondrial DNA analysis on remains of a putative son of Louis XVI, King of France, and Marie-Antoinette." Soit dit en passant, j'ai été le premier à les annoncer en page 261 de mon livre, publié en 1996. Deux ans avant leur parution. C'est que je suis voyant à mes heures perdues. Ou peut-être un historien tout simplement rigoureux : allez savoir... Avant même l'annonce des résultats, les naundoffistes affirmaient quant à eux qu'ils n'y croiraient pas. Ils ont tenu parole et dénoncent déjà les "manoeuvres" des scientifiques. "C'est bien normal", comme disait l'inspecteur Wens. PEB. Les personnes intéressées par l'ouvrage de P-E Blanrue peuvent se mettre en rapport avec lui (blanrue@zetetique.ldh.org). |