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Nombre d'entre nous ont entendu parler de cette "voyance" annonçant le naufrage du Titanic. Or, dans cette affaire, les récits sont souvent partiels. En voici donc trois versions, à peu près semblables quant aux éléments centraux rapportés, mais très différentes en terme d'informations amenées au lecteur, et aux conclusions que celui-ci peut en tirer. Nous commencerons par le Mage Desuart, voyant. Nous nous éloignerons ensuite de cet "homme de l'art", pour aller vers plus "sérieux", avec Yves Lignon, tenant de la parapsychologie et auteur de plusieurs livres sur le sujet. Nous terminerons pas Marco Bélanger, sceptique du Québec. Commençons par le Mage Desuart :
"1898. Un écrivain de science-fiction américain, Morgan Robertson, écrit un roman dans lequel il parle d'un navire géant, qui est lancé par une nuit d'avril, pour son voyage inaugural, il transporte 3000 passagers, il mesure 800 pieds de long, il jauge 70 000 tonneaux, et malheureusement, il rencontre un iceberg, il coule, et comme il n'y a que 24 canots de sauvetage, il y a plus d'un milliers de noyés. Le roman existe: 1898 ! Vous voulez savoir comment s'appelle le navire, dans son roman ? Le Titan. Or, en 1912, 14 ans après, le Titanic coule par une nuit d'avril en rencontrant un iceberg, il filait 25 nœuds à l'heure, il mesurait 800 pieds de long, et jaugeaient 66 000 tonneaux et il y a eu 1000 morts parce qu'il n'y avait que 20 canots de sauvetage."
Duel sur la Cinq *, débat avec Yves Galifret, 22 avril 1988.
* Propos retranscrits par Alain Cuniot, dans "Incroyable… Mais Faux !", Ed. L'Horizon Chimérique, Bordeaux, 1989, pages 75 à 83.
Ici, pas de détail concernant le contexte de cette "voyance". Peut-être que nous en saurons plus du côté de la parapsychologie scientifique dont Yves Lignon est le représentant français le plus connu ?
"TITANIC
La célèbre catastrophe maritime dont a été victime ce navire en 1912 a donné lieu à une précognition spontanée d'une exceptionnelle intensité.
En 1898, Morgan Robertson publie un roman Le Naufrage du Titan dans lequel il raconte la fin d'un paquebot propulsé par trois hélices et réputé pour être insubmersible. Le drame se produit en avril à la suite d'une collision avec un iceberg et le grand nombre de victimes est dû au manque de canots de sauvetage. Tous ces détails vont coïncider exactement quatorze ans plus tard.
De plus, Morgan Robertson précise que le nombre de canots est de 24 (20 pour le Titanic), que le Titan se déplace à 25 nœuds (23 pour le Titanic), et qu'il a pour longueur 800 pieds (882,5 pour le Titanic)."
Introduction à la parapsychologie scientifique, Calmann-Lévy, Paris, 1994, pages 226-227.
Nous avons là une reprise de quelques faits, mais quant au contexte, pas grand-chose. Quoique, en y regardant bien, il y a là des éléments intéressants. Ainsi, d'entrée, Yves Lignon place le naufrage du Titanic comme CAUSE de la "précognition". Pour lui, nous ne sommes plus dans une coïncidence troublante, mais dans le cas où les précisions données dans le roman de Robertson ont forcement un lien avec la catastrophe. Nous imaginons donc que s'il dit cela, c'est qu'il a vérifié qu'aucune explication alternative n'était possible. Et puis, il semble un peu savoir comment ce roman a pu toucher juste : il écrit ainsi "précognition spontanée d'une exceptionnelle intensité". On se reporte alors page 166 du même livre, où l'on trouve sous les mots Précognition-Prémonition : "Forme particulière d'E.S.P. concernant l'acquisition d'informations relatives à des événements futurs, non encore survenus au moment où cette information est disponible. Le premier terme (précognition) est utilisé pour les expériences, le second pour les cas spontanés (rêves prémonitoires notamment)."
Donc, on peut légitimement penser que la "précognition" de Robertson s'est produite dans le cadre d'une expérience, mais a été spontanée, avec une "exceptionnelle intensité". On imagine par exemple, Robertson écrivant son manuscrit au cours d'une séance d'écriture automatique. Pas de chance, un autre ponte français de la parapsychologie, Rémy Chauvin (La fonction psy, Ed. Robert Lafont, 1991, pages 105/106) précise : "Comment une idée pareille était-elle venue à Robertson ? On ne le sait (…)." Manifestement, Yves Lignon a des informations exclusives qu'il ne partage pas, même avec ses collègues…
Venons-en à nos amis les Sceptiques du Québec, et l'un d'eux, Marco Bélanger, qui va présenter le sujet avec des informations complémentaires particulièrement éclairantes.
"Un roman, publié en 1898 sous la plume d'un auteur américain, Morgan Robertson, présente d'étranges ressemblances avec la tragédie du Titanic qui eut lieu le 14 avril 1912 au larde de Terre-Neuve. Il met en scène un paquebot réputé insubmersible, du nom de Titan, qui fait naufrage dans l'Atlantique Nord, en avril, à la suite d'une collision avec un iceberg. Dans le détail, l'histoire offre d'autres ressemblances troublantes avec la réalité. Le tableau ci-dessous donne les différentes similitudes entre la fiction et la réalité.
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Dans le roman |
Dans la réalité |
Nom du Navire |
Titan |
Titanic |
Taille du navire |
214 mètres |
269 mètres |
Tonnage |
45 000 tonnes |
46 000 tonnes |
Vitesse |
25 nœuds |
22 à 24 nœuds |
Nombre d'hélices |
3 |
3 |
Compartiments étanches |
19 |
16 |
Passagers |
Environ 3000 |
Environ 2200 |
Date du Naufrage |
Avril |
Avril |
Lieu du naufrage |
Atlantique Nord |
Au large de Terre-Neuve |
Causes du naufrage |
Collision avec un iceberg |
Collision avec un iceberg |
Insubmersibilité présumée |
Oui |
Oui |
Canots de sauvetage |
En nombre insuffisant |
En nombre insuffisant |
Face à autant de ressemblance, il est difficile de soutenir qu'il s'agit là de simples circonstances fortuites. Que le hasard ait agencé cela est toujours possible, mais fort improbable. (…) Faut-il en conclure alors que l'auteur, en imaginant son histoire, a eu inconsciemment la prémonition du tragique événement ? L'hypothèse paranormale ne peut être envisagée que lorsque toutes les explications naturelles se sont montrées inadéquates. Ici, l'intervention du hasard, que nous avons écartée comme trop invraisemblable, n'est pas la seule explication naturelle à avancer. Il y en a d'autres.
D'abord, il faut analyser le contexte dans lequel l'écrivain a imaginé son histoire. C'est d'une extrême importance. Hors contexte, un événement peut prendre les apparences d'un phénomène mystérieux, voire surnaturel.(…)
Reportons-nous donc dans le contexte de la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis. L'auteur de Futility, Morgan Robertson, est un ancien marin. Il a été garçon de cabine et a navigué durant dix ans sur des cargos. Déjà, cela nous met sur une piste intéressante. L'homme n'est pas ignorant en matière de navigation sur mer. Il suit probablement l'actualité marine, d'autant plus qu'il projette d'écrire un roman racontant l'histoire d'une tragédie maritime. Il doit donc se tenir au courant des derniers développement en la matière. Or, le 16 septembre 1892, environ six ans avant la publication de son roman, paraît la manchette suivante dans le New York Times :
"La compagnie White Star a mandaté le grand constructeur naval Harland and Wolf de Belfast de construire un transatlantique qui brisera tous les records de dimension et de vitesse. Le navire a déjà été baptisé Gigantic : il fera 700 pieds de long, 65 pieds 7 pouces et demi de large et possèdera une puissance de 45 000 CV. On prévoit qu'il atteindra une vitesse de croisière de 22 nœuds et une vitesse de pointe de 27 nœuds. De plus, il possédera trois hélices; deux seront disposées comme celles du Majestic et une troisième sera placée au centre. Ce navire devrait être prêt le 1er mars 1894."
Cette manchette n'a pas dû passer inaperçue pour l'écrivain qu'était Robertson. Car quelques-unes des caractéristiques du Gigantic se retrouvent dans son roman, en particulier le nombre d'hélices. Dans la première édition, la puissance du moteur du Titan, 40 000 CV., colle autant à celle donnée dans la manchette qu'à celle du Titanic, qui était de 46 000 CV. La seconde édition du roman portera cette puissance à 70 000 CV.
Quant au nom qu'il a choisi pour baptiser son paquebot fictif, il est sans doute le résultat d'une simple déduction. Robertson ne pouvait pas ignorer la règle qui présidait souvent à la formation des noms des paquebots : les langues grecque, latine ou germanique, et la mythologie. La White Star avait déjà à l'époque lancé sur mer l'Océanic, le Teutonic, le Majestic, tous des navires rivalisant en taille, en puissance et en luxe. Ayant imaginé pour son histoire un immense paquebot sur le modèle du Gigantic, que lui restait-il comme autre nom pour traduire l'idée du gigantisme, hormis celui de Titan ?
Ensuite, l'insubmersibilité de son navire fictif a dû lui être suggérée par la confiance trop grande que les hommes accordaient alors au progrès technologique. Le triomphalisme de la science était l'un des thèmes favoris de la littérature du XIXe siècle.
Le nombre de compartiments étanches à bord d'un navire, imaginé ou réel, ne peut varier entre deux extrêmes forts éloignées. Les possibilités sont ici assez restreintes : une dizaine, une quinzaine, une vingtaine. D'où une probabilité assez grande de choisir un nombre voisin de la valeur réelle. De toute façon, l'auteur a dû s'inspirer de données existantes.
Qu'il ait rendu insuffisant le nombre de canots de sauvetage n'est le fait d'aucune anticipation. Robertson a simplement calqué la réalité : à l'époque, le nombre de canots de sauvetage était fixé selon le tonnage du navire et non selon le nombre de passagers. C'est la tragédie du Titanic qui va changer les choses.
Les similitudes de circonstances entourant les deux naufrages s'expliquent encore plus facilement. Le thème des naufrages par tempête ayant déjà été abordé dans la littérature d'aventure, quoi de plus stimulant pour un auteur que d'imaginer un naufrage par collision à un iceberg ! La chose n'est d'ailleurs pas nouvelle dans le monde réel. Elle se produit dans l'Atlantique Nord, au printemps, à la fonte des glaces. Robertson, ne serait ce que pour donner de la crédibilité à son histoire, a transposé fidèlement cette réalité. Le mois printanier qu'il a choisi, avril, correspond à la saison forte des icebergs. Dans la réalité comme dans le récit, la probabilité était donc grande pour que le naufrage se produise là.
Comme on peut le constater, aucune des similitudes n'échappe à l'explication naturelle. Il n'est donc nul besoin de recourir au paranormal pour éclaircir ce cas."
Sceptique Ascendant Sceptique, Marco Bélanger,
Ed. Stanké, Montréal, 1999, pages 227 à 231.
En amenant des informations sur le parcours de Robertson (10 ans dans la marine), sur l'époque (croyance en la science, course au gigantisme, etc.), sur les constructions navales (noms et types de bateaux déjà lancés ou en projet, absence d'une quantité suffisante de chaloupes), sur la période de l'année (avril, moment où les icebergs se détachent de la banquise et dérivent) en lien avec l'événement qu'il souhaite raconter, Marco Bélanger nous permet de voir autrement cette histoire. Elle devient alors moins troublante. Ajoutez à cela que l'axe prévu pour le Titan (via Atlantique Nord, celui qu'empruntera le Titanic) est le plus court, donc le plus rentable commercialement, avouez que la prévision apparaît plus probable que "précognition" ou voyance.
Le contexte de production d'un récit ou d'une expérience est donc souvent essentiel pour se faire une idée juste. Ainsi, quand Jules Verne écrit "20 000 lieues sous les mers", avec en vedette le sous-marin Nautilus, il faut connaître l'état des connaissances sur les sous-marins à l'époque. Et lorsque vous apprenez que Uri Geller a réussi des tests psi au Stanford Research Institute, dont les résultats ont été publiés dans Nature, il est important de savoir que l'un des deux chercheurs, ainsi que plusieurs membres du personnel de ce centre, étaient alors membres de l'Eglise de Scientologie, laquelle prétend que les pouvoirs psi existent.
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